☰ Menu

Psychologie et Ethique médicales

Emotions et sentiments

- conditions d’aliénation et perspectives de désaliénation dans les situations de soins -

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours – ISIS et Webster University - Bellevue - Genève

L'émotion ne suffit pas pour justifier l'appartenance...

Jouir de la liberté ne peut se limiter à éprouver un sentiment physique...

Maurice Rajsfus

(Aphorismes subversifs

et Réflexions sulfureuses)

Dans la plupart des études consacrées en psychologie à l’émotion, il est question à la fois  d’humeur, d’affectivité, de sentiment. L’émotion est présentée comme un degré dans l’échelle des réactions, et souvent considérée comme un affect et l’affect comme une émotion, ou plus généralement comme la réaction physiologique du corps à la suite d’une perception, et donc comme conduite : en quelque sorte une forte motivation liée à des manifestations anormales de type neurovégétatif et moteur.

Cependant, une clarification du vocabulaire nous apparaît nécessaire. Pour nous, l’affect se distingue de l’expression émotive. Cette dernière se limite aux aspects comportementaux, gestes, mimiques, cris, larmes… et aux dispositions physiologiques qui les sous-tendent. Et nous réservons la notion daffect à la qualité de l’expérience psychique en dehors de la représentation et au contenu de celle-ci. Nous appelons système émotionnel celui qui lie affect, émotion et représentation, mais dégagé de l’emprise de la symbolisation et du sens : notions très distinctes, car informées respectivement de problématiques différentes. Dans ce système, l’émotion ou l’expression émotive constitue le système primitif de communication par excellence, c’est-à-dire en deçà de la symbolisation du langage. Quant au sentiment, il est plus élaboré que l’affect, car associé, selon Max Pagès, à l’objet et à la nature de la relation à l’objet…, aux circonstances et à l’histoire de cette dernière ». C’est ainsi qu’amour, haine, jalousie, envie peuvent se définir comme sentiments.

Tandis que l’affect se vit ponctuellement au présent (plaisir, souffrance, angoisse) à la suite de fantasmes ou d’images, les sentiments se construisent, eux, dans la durée et lient des personnes. On comprend dès lors qu’ils aient une valeur circonstancielle et adaptative, et qu’ils soient liés à la vie sociale. «  Les sentiments, affirme de son côté Pierre Janet, sont des comportements ayant pour but une régulation qui est apportée aux conduites naturelles et aux différentes actions de l’homme ». Se construisant sur l’affect, ils portent plus aisément l’empreinte de la société et analysent les grammaires de sens en circulation.

Ces précisions sémantiques inclinent à penser que les phénomènes affectifs et émotionnels à proprement parler concernent le niveau primitif de notre rapport au monde. L’expression émotive dans sa manifestation corporelle, pas plus que l’affect, ne sont significatifs par eux-mêmes. Il n’est pas rare, en effet, d’observer qu’à mesure que l’émotion se développe, le sentiment devient plus intense et souvent l’objet et les motifs de ce sentiment, se précisent, voire se transforment. Il s’agit donc d’une succession de trajets aller et retour sur un circuit qui part du corps au sens, en passant par la représentation (images ou souvenirs). Les liaisons ne sont ni à sens unique, ni obligatoires dans un sens ou dans un autre. C’est sur un mode circulaire et dynamique qu’il faut les concevoir.

Conduite exceptionnelle et excessive, l’émotion établit le décalage qu’il y a entre la situation émouvante et les réponses possibles. L’étymologie « ex-movere » - mettre en mouvement, n’est pas étrangère à cette constatation. Une situation brusquement nous surprend, c’est de son caractère insolite et de la difficulté de mettre en jeu des réactions adaptatives que naît l’émotion. Et il arrive souvent que la sur-motivation que constitue la réaction émotive soit liée à l’anticipation de la situation, le trac de l’artiste en est le parfait exemple. En effet, Freud montre le rôle des émotions conditionnées. Pour lui, les états inconscients déclenchent des émotions dans des situations où d’autres réagissent efficacement. C’est-à-dire, qu'en intériorisant de plus en plus des situations émouvantes, le sujet se trouve le plus souvent devant les conflits de type évitement - évitement où il n’y a justement pas de réponses adaptées.

Sans entrer plus à fond dans l’explication du phénomène de l’émotion, retenons simplement les réactions émotives sont plus nombreuses et plus intenses lorsque la situation présente un caractère agressif qui met en jeu l’intégrité physique ou morale du sujet, la peur ou la colère constituent leur mode de manifestation. Par contre, elles sont moins fréquentes lorsqu’elles apportent une satisfaction à l’individu : plaisir et satisfaction trouvent leur traduction dans les réactions de joie, mais la joie ne devient émotion que lorsque la situation dépasse les espérances (telle l’agitation devant une oeuvre d’art, une bonne nouvelle inattendue, le fou rire, ...etc.). Nous voyons par là que la réaction émotive a tendance à se développer comme une « chute brutale de la conscience dans un rapport magique au monde », selon la formule de Sartre. Aussi, distingue-t-on l’émotion-choc de l’émotion-sentiment, cette dernière entendue comme la forme « sémantifiée » socialement de l’émotion.

Quels peuvent être les dysfonctionnements et les ratés du système émotionnel ? Max Pagès, dans sa théorie de la trace, fait l’hypothèse dans la réaction émotive d’une connexion entre « quelque chose de psychique » d’une part, et « quelque chose de corporel » d’autre part. C’est l’hypothèse d’un circuit moteur ou psychosensoriel, d’un montage, d’un « frayage » par lui-même privé de sens pour le sujet. Cette connexion n’est ni un symbole (une représentation susceptible de faire sens), ni l’équivalent d’une parole. Une appréhension émotionnelle du monde fait donc du « surplace corporel » et n’engendre, au mieux, que des réseaux d’émotions. Non soumis à la symbolisation, ces réseaux deviennent rétifs à toute opération mentale qui puisse tenir le sujet à distance des situations dans lesquelles il se trouve plongé, entraînant ainsi une forme de passivité du sujet replié sur son corps dans un enfermement d’indifférenciation totale, quasi solipsiste.

Si nous nous plaçons dans le cadre du travail de soignant, cette indifférenciation se traduit par un moindre investissement, ou plus simplement par une absence d’investissement de l’activité de symbolisation que suppose toute activité intellectuelle engagée au travail. En d’autres termes moins les soins sont investis en termes opératoires par une activité intellectuelle, plus le corps s’installe dans un univers d’appréhension magique du réel professionnel, c’est-à-dire sans médiation de symboles pour faire sens, c’est-à-dire pour orienter un comportement. Or, l’économie des rapports corps / psyché, basée sur les liens spécifiques autres que de sens entre évènements psychiques et manifestations corporelles, accrédite ici l’idée que l’histoire psychique de l’individu laisse des traces corporelles qui, devenues le seul rapport au monde affaiblissent le « moi » du sujet, et le rendent vulnérable. Cette vulnérabilité est activée par une « surenchère des émotions », exposant le sujet à l’incapacité de résoudre quelque conflit que ce soit, et mettant ainsi le cerveau « en vacance » du sens.

Par contre, dans une perspective de sens ou d’orientation consciente de nos actes, le phénomène corporel que constitue geste, sensation et émotion figure l’évènement psychique. Freud aurait dit « figuration pantominique », susceptible de conduire le corps à la symbolisation par des mots, un discours conscient. Max Pagès soutient que l’échec du sens transforme le montage psychosensoriel en machine de « conversion somatique » des situations non élucidées. Sans recours à l’élaboration interprétative (qui porte essentiellement sur du symbole) des données du réel, le soignant devient la proie des apories que décrivent corporellement dépressions nerveuses, épuisement au travail (« burn-out »), et somatisations diverses : le corps et le sujet deviennent totalement captifs des contextes dont l’émotion est la seule réponse possible. Nous sommes bien en présence d’un code dont le corps est le support et la fin ultime. L’émotion est une manière d’appréhender le monde, de se comporter en face d’un certain objet auquel on ne puit échapper. Cependant, le plaisir ne me renseigne pas sur ce qui le donne, pas plus que la colère et la tristesse ou la peur ! Ils s’expérimentent comme une coïncidence à mon corps au sein de ma relation avec ce qui m’entoure. Le cycle émotionnel décrit plus haut ne peut trouver sa fécondité que dans la capacité qu’a le soignant de faire du sens à partir de ses éprouvés physiques.

Si le corps constitue un texte (inscription corporelle du sens), nous pouvons affirmer que toute émotion possède une signification qui ressortit à l’étude de sa signification immédiate – l’émotion est doublement articulée par son sens manifeste (corps ému) et par son sens latent (le corps pris en écharpe par du symbole) ; par quoi s’entend que les actes de soins, symbolisés et pensés, ont une portée éthique comprise comme la prise en compte de l’existence, du respect d’autrui et de sa souffrance. Exercé et habitué à cette pratique d’élaboration du sens – le patient au centre de celle-ci – le soignant s’oblige, par glissement sémantique, à cette double lecture de ses états propres, en mobilisant ses capacités de symbolisation, de mise à distance pour promouvoir la compréhension des situations et de ses propres comportements.

La profession de soignant est celle qui ne peut se passer de la réflexion constante sur les actes, les situations de soins, au risque d’avoir des comportements symboliquement violents à l’égard des patients. Or le rôle du corps dans la réflexion est déterminé par sa capacité d’être réfléchi en idée, de se laisser nier et convertir en sens ; disposer le corps ému à se laisser transir d’un langage neuf, telle semble l’issue à l’aporie constatée plus haut, et à laquelle nous confine le poids de l’émotion. Qu’est-ce à dire ? Si non tenter d’introduire dans la réflexion l’ordre du corps dont le non-sens propre à l’hébétude qu’engendre l’état émotif et l’activité sont les conditions de possibilité de vie et d’existence ; bref, il s’agit de faire du sens de ce dont nous ne pouvons pas nous passer, c’est-à-dire de nos émotions. Il est certes vain de faire complètement du sens à partir du corps, celui du patient et le nôtre propre ; mais l’émotion qui conduit facilement si l’on n’y prend garde à un spiritualisme vague, au fétichisme et à la « mystique de la vie intérieure », est nécessaire à l’élaboration du sens de notre existence, par quoi s’entend que l’émotion « veut dire quelque chose ». Rappelons au passage qu’étymologiquement existence veut dire la capacité de se tenir hors de soi. La réflexion (au sens optique du terme) du sensible en intelligible, de l’organisme (corps ému) en parole, constitue l’acte d’exister, de changer un destin en histoire à partir de laquelle s’organise le sens, c’est-à-dire de nous tenir hors de nous-même pour fonder en raison l’organisation des actes que nous déployons dans une situation donnée.

Nous nous trouvons devant deux manières d’appréhender les situations de soins : la première est une appréhension émotive, la seconde ressortit à la fonction signifiante. Le spectacle de la souffrance du patient peut nous émouvoir, mais il est porteur aussi de la fonction signifiante qui fait qu’une douleur vaut pour »autre chose ». Pratique de l’interprétation «  où quelque chose renvoie à autre chose qui n’est visé que par lui » selon la belle formule du philosophe Paul Ricoeur : les soins sont au-delà de la simple technique.

Certes, l’émotion, selon Bergson, permet de se libérer des contraintes de l’intelligence et de se « conformer totalement à l’intuition », donnant à l’homme le pouvoir d’être authentiquement créateur, mais à condition, précise-t-il, de repasser par la symbolisation qui « recartographie » les éléments de sens que cette libération rend possible : c’est l’activité intellectuelle engagée qui, domestiquant l’émotion, la rend subtile, libérée des scories de l’hébétude. Nous suggérons ici que la nature d’une émotion importe plus que le seul fait de sa présence.

Le recours aux thérapies corporelles par certains professionnels de soins ces dernières années, incite à plus de vigilance sur le phénomène. En effet, pour W. Reich, l’émotion est la condition de l’affect, et de ce dernier celle de la représentation selon le schéma suivant :

Si donc il y a blocage de l’expression émotive, il en résulte une suppression de l’affect. Ainsi s’opère le refoulement, source de toutes les névroses.

Reich et ses successeurs dont Alexandre Lowen (thérapeutique bioénergétique, Arthur Janov (thérapeutique primale), Fritz Perl (thérapeutique gestaltiste) privilégient le contact corporel direct dans « l’ici et maintenant », l’expression émotive d’ordonnant autour des tensions de «  l’armure caractérielle des individus », clé de voûte de l’entreprise thérapeutique pour ces écoles de pensée.

Nous ne doutons pas que certains soignants aient cherché quelque aide du côté de ces dispositifs théoriques et thérapeutiques, mais nous ne pouvons nous empêcher de penser, sans trahir fondamentalement les bases théoriques qui les soutiennent, que la conception des conduites humaines ainsi échafaudée est par trop simpliste, car pour ces thérapies, ce sont les facteurs et les processus ne relevant pas du contrôle conscient de l'individu qui importent. Nous ne disons pas qu’elles « ne marchent pas », ni que les soignants qui les sollicitent pour eux-mêmes n’en tirent pas de réels bénéfices, nous suggérons seulement que, si elles semblent nécessaires à un moment donné, étant donné l’implication du corps dans l’exercice de leur profession, elles sont en revanche très insuffisantes pour aider véritablement le personnel soignant à penser et à améliorer sa pratique professionnelle, car celle-ci exige d’être constamment symbolisée, mise à distance réflexive pour être efficace. L’ « ici et maintenant » hypostasié est comme une négation du temps, sans lequel « le penser » (l’activité de penser) reste impossible. Reprenant l’heureuse formule du psychanalyste Granoff « penser, c’est avoir du temps devant soi .... » pour fabriquer du sens, nous pensons que seule la symbolisation par les signes du langage crée du temps. L’expression émotive, bien que nécessaire, est « chronophage », et en même temps une négation du temps en acte. Soigner, nous semble-t-il, c’est opérer mentalement, anticiper pour comprendre, éviter les accidents, résoudre concrètement les problèmes qui se présentent en permanence. Se contenter du seul rapport émotif au monde des soins, c’est créer les conditions de possibilité d’accidents et d’une pratique des soins totalement inefficace, sans tenir compte des effets néfastes sur la personnalité propre du soignant, et la violence vis-à-vis du patient qui en résulte.

L’institution hospitalière, lieu de travail, peut implicitement encourager le système émotionnel comme seule réponse aux situations complexes des soins. En effet, une organisation du travail très rigide – où toute participation du soignant est rendue difficile, voire impossible, où la responsabilité reste essentiellement rhétorique ou incantatoire, c’est-à-dire fictive et abstraite – est pathogène pour les soignants. Ne pas prendre part aux décisions concernant l’institution et son fonctionnement, c’est n’avoir pas à exercer une activité intellectuelle ; c’est aussi rendre passif le personnel soignant, réduit ainsi aux seules réactions émotives, au découragement, à l’impuissance, c’est-à-dire à leur substrat de fantasmes et de souvenirs. Et lorsque les soignants ne fonctionnent que sous le régime des émotions, celles-ci s’alimentent entre elles, agrégées les unes aux autres, les conditions de désordre psychique sont réunies : « on perd la tête, on ne sait ni où on est, ni qui l’on est ». Il s’agit d’entendre par là qu’il y a défaillance du sens de nos actes, de nos interventions, bref de la régression intellectuelle et infantile de notre rapport au monde, conjuguée avec une tendance à devenir agressif contre soi, puis contre les autres. Ici, les émotions correspondent à des affects mais à un niveau où il y a désorganisation des conduites, ces dernières perdant ainsi l’intelligence et l’intelligibilité des circonstances qui l

En effet, le fonctionnement de l’être humain peut être envisagé métaphoriquement comme un édifice à trois niveaux : un appareil mental (affect et représentations), l’activité intellectuelle engagée (rationalité), enfin le corps éprouvant des émotions. (fig.1)

 Fig.1

Un affaiblissement de l’entreprise de symbolisation (activité intellectuelle engagée) engendre un écroulement de tout l’édifice et des effets néfastes sur le corps propre du sujet. Ceci se traduit par des dépressions, des somatisations diverses… Symboliser un état émotif est une des conditions de possibilité des coopérations au travail dont ont besoin les soignants : confrontation de points de vue, échanges sur les méthodes de travail, entreprise d’autonomisation, c’est-à-dire du développement de l’intelligence des situations de soins. En revanche, le rapport émotif au réel instaurateur d’une économie essentiellement narcissique, centrée sur soi, égocentrique, engendre une collusion entre le « moi » du sujet et le « soi » (rôle) qui diminue considérablement l’autonomie du sujet et le rend vulnérable (fig. 2).

L’entreprise de symbolisation, l’élaboration du sens à partir de nos émotions instaure en discernement des sentiments dans la durée portant sur le désir de jouissance, de connaissance, la construction d’oeuvre, le désir d’être en accord avec soi-même. Ce discernement correspond à la capacité de rendre compte des situations émouvantes, de traiter le flou qu'elles génèrent, de produire du sens à partir d'elles en faisant acte d'assertion en tant que membre d'une communauté de soignants responsables, acte illocutionnaire fixé par convention et facilitant la socialisation, l’autonomisation, la responsabilisation du sujet et le développement de la personne (fig. 3).

Fig.3

Nous avons présenté les sentiments comme émanations de la durée et des conduites adaptatives. Mais nous devons ajouter que les sentiments ne sont pas pour autant féconds par eux-mêmes. Ils sont pour la plupart du temps subis ou soufferts, et ne cessent de flatter nos penchants ou inclinations, en nous endurcissant dans nos particularités. Le philosophe Michel Guérin fait remarquer « qu’ils se réfèrent à la sphère du pathologique » en tant qu’ils ne cessent de nous renvoyer à notre « condition d’individu vivant et non à notre vocation d’être raisonnable ». En quelque sorte, « ils manquent et confisquent », poursuit-il, « la réalité et masquent l’universel et le singulier ». Général, banal et particulier, pour ce philosophe, « le sentiment tend à enfermer la réalité dans une subjectivité passive ». Quels sentiments alors échappent à cette pathogénie ? Quels sentiments peuvent être dits « intéressants » ? C’est essentiellement le sentiment du beau et du sublime, le respect et la sensation. Ils sont intéressants précisément parce qu’ils sont désintéressés , c’est-à-dire indépendants de la complexion sensible particulière de l’individu, « hors de soi ». Cette caractéristique « hors de soi » rejoint celle de la capacité de se tenir hors de soi qu’évoque le terme d’existence. Que dire des autres émotions ? Si non qu’elles sont égoïstes par nature et flattent notre narcissisme qui n’est pas, comme chacun sait, le lieu de la raison. La raison ne peut travailler qu’à l’intérieur des agencements du sens.

Certes la pensée est émue et l’émotion habite la pensée, contrairement à ce qui est communément admis, mais la pensée n’a pas à être subordonnée à l’émotion ; ce ne sont pas les sentiments ou affects qui lui dictent les raisons, mais l’inverse. Lorsque la raison dicte le sentiment, l’affect et l’émotion, c’est toujours à distance réflexive, avec autre chose que soi, dont le respect, la sensation, le sentiment du beau et du sublime sont les exemples les plus féconds. Le personnel des soins, aux prises avec les processus d’identification, de projection, voire d’identification projective, de régression…etc., nous semble plus facilement sujet à l’expression émotive. Le temps suspendu de l’émotion, l’affect rétif à la représentation, instaurent un désordre cognitif, une perte symbolique, source de nouveau d’un excès d’émotions. Plus le corps est habité d’interrogations, de questions, plus il est dans un état de tension et plus il met la chair en demeure de résoudre des conflits. La pensée est précisément ce qui purge le corps, le pacifie, génère l’équilibre qui, sans elle, ne connaît que le désordre, c’est-à-dire du simple malaise ou de la confusion de l’expression émotive aux états dépressifs ainsi qu’aux somatisations diverses.

Nous pensons que les développements que nous nous sommes efforcés de faire permettront à chacun dans les soins de prendre la mesure du phénomène émotionnel et de trouver les moyens d’y faire face, pour le bien des malades et des soignants eux-mêmes.

Bibliographie

  • Arendt Hannah : La vie de l’esprit, tome 1, (page 45-53), PUF, Paris, 1981.
  • Cain, Jacques : L’incohérent, l’inachevé, le plaisir, PUF, Paris, 1994.
  • Granier, Jean : Penser la praxis, PUF, Paris, 1980.
  • Granoff, W. Perrier, F. : - Le désir et le féminin, Aubier-Montaigne, Paris, 1979 Collection «  La psychologie prise aux mots ».
  • Granoff, W. Perrier, F. : -  La pensée et le féminin, Ed. de Minuit, Paris, 1976, Collection « Argument ».
  • Guérin, Michel : L’affectivité de la pensée, Ed. Actes-Sud, Paris 1993.
  • Janet, Pierre : La force et la faiblesse psychologiques, Ed. Maloine, Paris, 1932.
  • Pagès, Max : Trace ou sens (le système émotionnel), Ed. Hommes et Groupes, Paris, 1986.
  • Sartre, Jean-Paul : Esquisse d’une théorie des émotions, Ed. Hermann, Collection « L’esprit et la main », Paris, 1969.
  • Revue Terrain No.22 : Les émotions, Carnet du Patrimoine ethnologique – Ministère de la Culture et de la Francophonie, Paris, 1994.