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Psychologie et Ethique médicales

Institution de soins : situations de conflit, pouvoir et encadrement

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours (ISIS - Thonon-les-Bains, France) et
Chargé de Recherche à la Fondation Genevoise de Formation et de Recherche Médicales

Sans contraires le progrès n’existe pas

Attirance et répulsion,

Raison et énergie,

Amour et haine,

sont nécessaires à l’existence humaine.

William Blake in “The marriage of Heaven and Hell”.

Introduction

Les institutions hospitalières sont des ensembles stratifiés et diversifiés de professionnels de la santé en terme de compétences, d’actions et de perspectives. Certes, l’objet principal de préoccupation reste le malade, son état et son devenir, mais la multiplicité des interventions pose des questions non négligeables sur « qui détient le pouvoir,   l’autorité, la compétence ?» dans tel ou tel domaine, et  sur les différentes manières de les exercer, pour que cet ensemble hospitalier ou institutionnel, en apparence disparate,  puisse tenir et n’en faire qu’un, afin de garantir l’efficacité de la mission qui est la sienne, c’est-à-dire celle des soins. Aussi les conflits impliquant des personnes et des procédures professionnelles y sont-ils plus fréquents qu’ailleurs, à la fois inévitables et portant à des conséquences qu’il s’agit d’analyser, selon des perspectives différenciées de fécondité, d’utilité, de nécessité, et souvent du caractère néfaste d’un certain profil d’entre eux. Les notions de pouvoir et de conflit sont ainsi indissociablement liés. Saisir leurs enjeux à valence positive ou négative nécessite une clarification sémantique et paradigmatique.

Pouvoir et compétence

Posse, pouvoir, en latin vient de « potere », diriger, qui lui-même évoque la racine indo-européenne poti qui signifie « chef d’un groupe social ». « Est pouvoir ce qui est capable de s’autoperpétuer dans une telle position » selon la définition qu’en donne Pierre Guoguelin[1], ce qui implique des forces « pour » et des justification de légitimité. Même si cette légitimité n’est pas le droit, elle a néanmoins le mérite de proposer des raisons qui font que ce droit est bon (cf. « la raison du plus fort est toujours la meilleure »). Quoi qu’il en soit, pouvoir, signifie avoir le droit, la possibilité et la capacité légale de faire quelque chose, une possibilité d’action, mais en disposant bien entendu les moyens qui permettent cette action. Ceci ne peut se faire qu’en occupant une position, et en ayant le statut légalement reconnu de « donnant droit de… ». Cette définition de la notion de  pouvoir nous éloigne de l’acception généralement négative de ce terme (du genre, «  il est méchant parce qu’il a le pouvoir », une dérive  de sens en effet, car elle nous indique, au contraire,  la nécessité de l’instance du pouvoir pour agir, modifier le réel ou instituer quelque nouvelle donnée de celui-ci. La compétence (de l’indo-européen pete, s’élancer vers ; d’où le latin petere, chercher à atteindre, et « competere », se rencontrer au même point, convenir à, être capable de ; « competens », qui répond à, approprié à, convenable) est nécessairement lié au pouvoir en tant que pour agir, il faut une capacité et une légitimité d’agir. Connaissance approfondie, reconnue, conférant le droit de juger ou de décider, la compétence est aussi capacité de répondre de son action, et en ce sens elle est à la fois capacité d’être auteur[2] (du latin auctor, et d’augere, faire croître, augmenter, développer), celui qui produit, qui a l’initiative d’une chose, d’une action, celui qui a l’autorité (auctoritas), et  responsabilité. Ces précisions sémantiques ne servent pas à « faire joujou » avec les concepts, mais bel et bien à être des viatiques pour des actions professionnelles efficaces et responsables. Pouvoir, compétence et autorité doivent être pensés comme un ensemble constitutif de l’acteur, au sens latin d’actor (de agere : agir), celui qui agit, exécute. Si le pouvoir est lié à l’institution définie comme organisation et système de valeurs, l’autorité est liée à la personne. Nous pensons que la confusion entretenue entre pouvoir, compétence et autorité est à la base des malentendus gros de conflits rencontrés au sein  de beaucoup d’institutions, et plus singulièrement au sein des institutions de soins.

Statut, rôle et fonction

Partant des concepts de statut, rôle et fonction, nous pouvons mieux cartographier ce concept de pouvoir en institution. Il est habituel de distinguer trois sortes de pouvoir : le pouvoir de droit, lié au statut, c’est-à-dire à la position hiérarchique qu’un professionnel occupe dans l’institution, et c’est le pouvoir légal qui confère à celle ou celui qui en est la détentrice ou le détenteur  une autorité légitime, conforme aux lois de l’institution ; le pouvoir de fait, liée à la compétence acquise sur une situation donnée, sur le tas (expérience, du latin « experire », traverser le danger dont nécessairement quelque chose est apprise, ce qui nous fait dire qu’il n’y a d’expérience que s’il y a apprentissage), ou à la possession d’informations, donne le droit de commander : c’est l’autorité de compétence ; dans le pouvoir de fait, il faut distinguer celui qui vient de l’information (les connaissances) acquise lors de la formation initiale (école, universités) de celui qui découle de l’information (expérience) acquise sur le tas. Enfin le pouvoir de reconnaissance ou pouvoir charismatique dont certaines personnes sont détentrices en raison du rayonnement de leur personnalité, ce qui leur donne une autorité personnelle, un charisme qui fait qu’un certain pouvoir leur est reconnu. Un chef qui aura ces trois pouvoirs (droit, fait et reconnaissance) aura une autorité incontestée (légitime, de compétence, charismatique). Dans l’ensemble, les institutions privilégient le pouvoir de droit et l’autorité légitime, et considèrent avec méfiance et prudence le charisme. En effet, l’efficacité professionnelle exige le pouvoir de fait et l’autorité de compétence, tandis que les associations et les groupes tendent à privilégier le pouvoir de reconnaissance, le charisme et un peu la compétence. Les administrations et les services de soins comme entreprises recherchent des chefs, les associations et les groupes  les leaders. L’institution hospitalière est à la fois une entreprise dans sa structure où la légitimité et la compétence s’imposent au regard des tâches et des missions qui sont les siennes, et un lieu d’associations (associations du personnel, de bénévoles, corporations professionnelles…etc.). Il nous semble utile pour le fonctionnement des institutions hospitalières que cette distinction soit opérée par leurs acteurs, pour éviter la confusion des genres. Cependant, comme le dit Pierre Goguelin, « un peu plus de charisme ne ferait pas de mal à bien des chefs qui se conduisent comme des éteignoirs de bonne volonté »[3]. Un statut ne se voit pas, ou plus exactement, c’est sur la feuille de salaire qu’on le voit le mieux. Aussi est-il important pour tout acteur de l’institution de bien définir le sien.

Quant au rôle[4], celui-ci est la théâtralisation du statut en un ensemble de comportements prescrits et/ou attendus en vue d’une efficacité pratique. Tributaire du corps, des gestes, il s’adosse au savoir-faire, et au savoir tout court. C’est lui qu’il s’agit d’améliorer, d’adapter à des situations pratiques dans des scénarii qu’informent les savoirs professionnels éprouvés ou que proposent de nouvelles recherches. Une fonction (du latin functio, accomplissement), est l’activité exercée par une personne ou un groupe de personnes, qu’elle relève ou non de son rôle, au sein d’une organisation. Pensé en ces termes, remplir une fonction permet d’atteindre un but, un objectif. L’acteur de l’institution joue son rôle, c’est-à-dire met concrètement la fonction en actes. Comme aucune institution ne peut fixer les rôles dans leurs moindres détails ad vitae eternam, une institution hospitalière laisse des zones de flou, des zones d’incertitude pour que l’acteur interprète[5] devienne à son tour « auteur » dans les zones de flou laissées par l’institution. L’acteur n’est pas seulement « a », simple exécutant de consignes et d’ordres, mais  il devient « A, a », c’est-à-dire auteur. Mais il se trouve des institutions (à structure mécaniste[6] ) qui s’efforcent de tout régler, de tout définir, de telle sorte que « A » de (A, a) tend vers zéro. Nous avions montré ailleurs[7] que  de telles structures organisationnelles pratiquent une centralisation tellement poussée qu’elles refusent toute initiative venant de leurs acteurs, faisant ainsi preuve d’un manque total de confiance qui n’est pas sans incidence psychologique délétère sur ces mêmes acteurs, telles l’infantilisation et l’hétéronomie qui les fragilisent. Tant de décompensations psychopathologiques et d’absentéismes au sein des institutions en sont les conséquences à moyen et à long terme[8]. A l’inverse lorsque la place la plus large est laissée à l’initiative[9] « A » du (A, a) de « l’acteur » (médecin ou soignant)[10], s’instaure alors la confiance en l’acteur, confiance qui le pousse souvent à se former plus,  à plus de compétence qui devient la seule exigence, ce qui promeut  l’épanouissement de la personne au travail, et rend les relations humaines de travail plus saines au sein de l’institution. La compréhension des rôles exercés, et l’hygiène mentale face aux instances de pouvoir consistent à concevoir une institution comme un système social complexe, finalisé, régi par des lois techniques, économiques, organisationnelles, financières et humains dont tous les éléments sont interdépendants et solidaires, et à mettre en évidence les grammaires de solidarité organique nécessaires à son fonctionnement fécond.

Les fonctions du conflit : Conflit réaliste et conflit irréaliste

Le conflit ne peut être exclu de la vie sociale...
La paix n’est rien d’autre qu’un changement
dans la forme du conflit,
ou dans l’esprit des antagonistes
ou dans les enjeux du conflit,
ou finalement dans les hasards de la sélection.

Weber.

Notre étude ne vise pas, loin s’en faut, à supprimer radicalement les conflits, ce qui est impossible, mais à les canaliser, les réglementer, les maîtriser en quelque sorte, afin d’affaiblir leur impact destructeur. Le conflit a toujours lieu dans une action dans une action réciproque entre deux ou plusieurs personnes. Si les attitudes hostiles prédisposent à un comportement conflictuel, le conflit, au contraire est toujours une trans-action. Il y aurait donc une fécondité inhérente au conflit. C’est ce que formule avec beaucoup de justesse le grand poète William Blake en deux simples phrases de notre exergue mentionnée ci-dessus; c’est également ce qu’exprimait Karl Marx, notamment que « les individus peuvent avoir des positions objectives communes dans la société mais ils ne deviennent conscients de la communauté de leurs intérêts que par le conflit »[11]. Le conflit sert ainsi à établir et à maintenir l’identité et les limites des groupes et des individus  par rapport au monde social ou professionnel qui les entoure. Il importe qu’une distinction soit faite entre conflit et attitudes antagonistes ou hostiles. Le conflit implique toujours une action réciproque tandis qu’attitudes et sentiments sont des prédispositions à l’entrée en action, et ces prédispositions n’aboutissent pas nécessairement au conflit, « le degré de légitimité du pouvoir et du système de statut sont des variables qui interviennent d’une façon déterminante dans l’apparition du conflit »[12]. Ce qui est dit des groupes, en général, correspond à ce qui se passe avec les équipes de travail dans les soins et les institutions hospitalières.

On distingue, en effet, deux types de conflit : le conflit réaliste  qui s’institue comme moyen pour parvenir à un résultat spécifique, et le conflit irréaliste ou non réaliste comme fin en soi  c’est-à-dire non occasionné par des rivalités d’antagonistes, mais par le besoin de libérer une tension qui existe au moins chez l’un des protagonistes du conflit. Un conflit non réaliste  est donc de nature intrapsychique dont la mise en scène est une forme d’exutoire des conflits internes, une réponse à des frustrations dont l’objet apparaît propre à libérer l’agressivité. Le terme « conflit réaliste » n’implique pas nécessairement que les moyens adoptés soient réellement adéquats pour atteindre l’objectif recherché. Mais il permet de mettre en rivalité des systèmes de rationalité dont l’un est plus efficace en terme d’argumentation et/ou d’action que l’autre. Autrement dit, dans le conflit réaliste, « il existe des solutions fonctionnelles concernant les moyens »[13], alors que dans le conflit irréaliste, « il n’existe que des solutions fonctionnelles relatives aux objets. »Le conflit réaliste devient en quelque sorte l’instrument de la forme d’intelligence au travail qui promeut à la fois la compétence professionnelle et la compétence relationnelle au lieu de l’exercice professionnel qu’est l’institution de soins. On a ainsi coutume de dire que sans les conflits sociaux dans des usines et le monde du travail en règle générale, il n’y aurait jamais eu de « code de travail », véritable relevé des conditions de possibilité d’intelligence sociale dans les rapports des membres d’une même entreprise, usine ou société. Cela s’applique aussi à l’exercice professionnel dans des institutions de soins. Le conflit dont les actes professionnels sont le prétexte devient ainsi le passage obligé pour asseoir leur intelligibilité acceptable par l’ensemble des acteurs professionnels d’une institution : conflit sur la pertinence de tel ou tel acte, sur l’adéquation des méthodes et des procédures à telle ou telle situation, sur la manière de fonder en raison tel ou tel objectif, ou l’utilisation de tel ou tel paradigme. Et c’est la profession toute entière qui gagne  en informations et en identité, car de tels conflits permettent de travailler avec « les gens dont les têtes ne nous reviennent pas », mais en bonne intelligence, comme on dit, c’est-à-dire en dehors des grammaires et des complexions psychologiques propres aux uns et aux autres, et de promouvoir des fécondités professionnelles insoupçonnées.

Ce n’est donc pas le conflit comme tel dont il s’agit de se défier ou qu’il faut craindre, mais bel et bien la nature de celui-ci : réaliste, il est co-substantiel et inhérent à l’être ensemble des professionnels dans un contexte donné, en tant qu’il améliore les pratiques et ordonne des solidarités sociales et organiques; irréaliste, il est stérile, nocif, à l’être ensemble de ces mêmes professionnels ; car en tant que simple exutoire des frustrations psychologiques internes, il détourne les professionnels des préoccupations de leur exercice du rôle professionnel en faveur des objets sans lien aucun avec cet exercice qui n’en devient que le prétexte commode, sans oublier les conséquences de tels conflits irréalistes sur les patients et l’atmosphère délétère du travail des équipes de soins.  Outre la portée heuristique du conflit réaliste, celui-ci permet également de clarifier les situations qui peuvent souffrir d’ambiguïté et du caractère indécidable de certains objectifs ou visées, ce qui nous fait dire que le conflit réaliste entretient une certaine hygiène du groupe social ou de l’équipes de soins, rend intelligents les acteurs de l’institution, et renforce les identités professionnelles en présence. Quoi qu’il en soit, le conflit intragroupe ou intergroupe a pour fonction de maintenir la cohésion du groupe dans la mesure où il joue le rôle de régulateur des systèmes de relations. Il « clarifie l’atmosphère », c’est-à-dire qu’il élimine l’accumulation des dispositions hostiles bloquées, en permettant qu’elles s’expriment librement, ce qui n’est pas sans faire écho au roi Jean de Shakespeare : « Seul un violent orage peut éclaircir un ciel noir ».  Quant aux conflits irréalistes, ils n’admettent que des effets délétères dans la mesure où ils empoisonnent l’atmosphère du travail, mettent en danger la sécurité des patients, participent du harcèlement au lieu du travail, mettent la santé mentale des acteurs de l’institution des soins à rude épreuve jusqu’à des décompensations psychopathologiques et somatisations diverses,  constituent ainsi la cause principale  d’absence de motivation et de déplaisir au travail, autant que d’absentéisme à proprement parler.

Arrêtons-nous un moment sur le conflit entre personnes, voire entre personne et groupe.

Les conflits interpersonnels peuvent avoir

  • Une cause directe, connue, avouée ; par exemple, la rivalité : plusieurs personnes sont candidates au même poste et vont manœuvrer pour l’obtenir. Des rumeurs vont circuler, d’autres personnes vont rentrer dans le jeu, et l’on voit parfois un service se scinder entre partisans et adversaires de X ou de Y. Autrement dit, on peut évoluer vers des conflits de groupe qui laisseront des traces lorsque X ou Y aura été promu. Peut-être la sagesse voudrait-elle qu’on en nomme un autre ;
  • Une cause indirecte, très générale ; par exemple la lutte pour la défense du « territoire » (garanti par la définition de fonction) contre des collègues un peu trop entreprenants, ou bien la concurrence pour le pouvoir, pour le « plus avoir » matériel, pour le « mieux être perçu », considéré, traité.

Comme nous le voyons, tout ce qui sera gagné par l’un sera perdu par l’autre ; nous sommes devant un jeu à somme nulle, générateur automatique de frustration au moins pour l’une des parties. Ainsi que nous l’avons montré ailleurs, « la frustration rend intelligent »[14], tout dépendra, pour qu’elle soit féconde, de la manière dont celle-ci sera ou non problématisée.

Les conflits interpersonnels peuvent se produire entre « agents » ou plus généralement entre « égaux » (c’est-à-dire des professionnels situés sur le même plan hiérarchique) ou entre personnes ayant entre elles un lien de subordination ou une liaison fonctionnelle :

entre égaux : les conflits les plus vifs (autres que la rivalité par rapport à un poste) sont ceux de préséance : quels sont les cadres qui auront droit à un bureau à l’étage de la direction générale, à titre d’exemple, à côté d’elle…. Ou au fond du couloir ? en cas de conflit entre le technicien et le soignant, qui aura le dernier mot, qui pourra, finalement, imposer sa façon de voir à l’autre ?

entre personnes liées par une liaison fonctionnelle : à titre d’exemple, le cadre supérieur (i.e., directeur des soins) a un rôle de conseil vis-à-vis du cadre de proximité (i.e., chef d’unité de soins) pour tout ce qui touche à l’embauche, à la promotion, voire à la rémunération (ce qui peut être le cas dans maints pays européens) : va-t-il se contenter de ce rôle de conseil ou bien finira-t-il par ne plus guère tenir compte des motivations du cadre de proximité, institutionnalisant ainsi cette liaison fonctionnelle en liaison hiérarchique de fait ? Quelles querelles en résulteront ? Qui arbitrera ?

entre personnesliées par une liaison de subordination qui peut être directe (chef – subordonné), ou médiate [le chef donne des ordres directs aux subordonnés de son subordonné : c’est le court circuit (il existe aussi en sens inverse); il crée une frustration forte chez le « court-circuité »]. Explicitons plus à fond les liaisons directes descendantes. Le supérieur tend le plus souvent à asseoir son autorité, et particulièrement en bureaucratie, par des exigences de contrôle, ce qui a pour conséquence la réduction progressive de la zone de liberté de son subordonné. L’intérêt de celui-ci sera au contraire d’accroître cette zone d’incertitude, de flou, où son supérieur ne peut s’engager qu’avec circonspection car il est en terrain mal connu. Nous retrouvons une autre forme de conflit de territoire où il ne s’agit plus de prendre un territoire possédé par l’autre officiellement, mais où chacun essaie de s’approprier la zone d’incertitude sans pour autant jamais la définir car cela officialiserait le conflit.

Les conflits entre personnes et groupes peuvent se situer entre personne et groupe d’appartenance, ou personne et groupe extérieur (telle personne est rejetée par tel groupe dans lequel elle souhaite s’insérer, vit mal ce refus, est frustrée et répand des bruits sur ce groupe). Entre personne et groupe d’appartenance, le conflit peut naître des tentatives de la personne soit de prendre le groupe en main, soit de modifier des règles de fonctionnement ou des valeurs du groupe. Le chef officiel (i.e. le cadre) d’un groupe peut aussi passer un accord tacite avec ce leader qui devient éminence grise.

Les conflits sont souvent minorés à l’intérieur d’un groupe lorsque ce groupe reconnaît et désigne comme responsable de « tout ce qui va mal », un des siens qui devient bouc émissaire. L’existence même de ce bouc émissaire garantit la stabilité du groupe (« Tant que X sera là, de toute façon, on ne pourra rien faire »), mais en réalité, ce qui se passe arrange tout le monde. Lorsque le bouc émissaire partira (rarement du fait du groupe), le groupe refusera généralement de prendre ses difficultés ou problèmes en main et désignera un nouveau bouc émissaire (On croyait que c’était X, mais maintenant, c’est clair, X n’y est pour rien, c’est Y qui était derrière lui…etc. »).

Considérations pour une résolution de conflit

Dans une institution des soins, le soignant fait partie de l’institution, et est avant tout un représentant de l’institution dans la mesure où il y tient un rôle que lui reconnaît cette institution. L’acteur des soins n’y est pas à titre individuel ou personnel, il y est à titre d’acteur, et les conflits au sein desquels il se trouve le concernent comme acteur, certes, mais concernent aussi toute l’institution dans les conséquences des conflits, à la fois auprès des  malades ou patients et la santé mentale des protagonistes, mais également auprès de l’ensemble des soignants d’une équipe. Aussi un conflit n’est-il jamais un conflit entre deux acteurs. Il peut sans doute avoir pour origine deux personnes, mais il concerne toute l’équipe et le travail qui s’effectue autour du malade. Cette considération permet de dé-psychologiser, de dés-affectiviser ou de désubjectiviser les conflits pour ne les situer qu’au plan professionnel. Le fait de devoir en rendre compte à toute l’équipe réunie (qui n’en est pas moins observateur des comportements des personnes en conflit) renforce l’aspect professionnel du conflit. Devoir en parler oblige à faire taire la dérive psychologisante que le conflit peut induire, et à ne se centrer que sur le terrain professionnel qui concerne tout le monde, une manière aussi de rappeler qu’une pratique professionnelle est visible et tributaire de l’équipe toute entière. Aussi est-il utile que les autres membres de l’équipe soient au courant du conflit et de la nature de celui-ci, car « le degré de consensus du groupe, antérieur au déclenchement du conflit, est le facteur de cohésion le plus important »[15].

Ensuite, la mise en évidence des conséquences aussi bien positives que délétères du conflit permet d’en saisir les enjeux sur le plan du travail individuel et celui de l’équipe soignante. La définition des conditions de possibilité de la résolution du conflit implique que soient programmées les évaluations successives  des progrès d’estompage du conflit jusqu’à sa résolution finale, lorsque celle-ci a lieu. La scansion des évaluations et leur rythme exigent que soient constamment rappelées les sanctions encourues en cas de non résolution du conflit. Et si le conflit venait à être résolu, la fin se doit d’être marquée par un apéritif ou un café pour le clore. C’est aussi, de la part du cadre comme représentant du personnel  d’encadrement ou de l’institution elle-même, une marque de reconnaissance des efforts consentis par les protagonistes du conflit pour le résoudre. Un conflit réaliste ne peut trouver miraculeusement ou magiquement une issue, il lui faut du temps pour se penser et se résorber, temps au terme duquel un apprentissage s’opère. Bref, dans un conflit, tout le monde est gagnant, personne n’est perdant : gain en terme d’informations,  de vie en intelligence relationnelle et professionnelle de collaboration. Il s’agira donc de définir ensemble la durée vraisemblable de résolution que nécessite tel ou tel conflit, ce qui permet de donner un cadre temporel à la possible et nécessaire résolution du conflit.

Comme nous venons de le voir, un conflit nécessite un objet dont il est défini le plus clairement possible, et autour duquel il y a des enjeux de compétence professionnelle et d’exercice du rôle professionnel, une procédure à mettre en place pour résoudre le conflit, la perspective de gains en informations utiles à l’exercice d’une profession, et dont l’enjeu principal est l’identité professionnelle et la portée de celle-ci en terme d’efficacité. Un conflit peut évoluer de quatre façons :

  • par la force, se soumettre ou se démettre. Autorité de l’un, qui impose, et soumission de l’autre. Contrairement à ce que pensent certains, la soumission à l’autorité, réelle qu’elle est dans les civilisations, va souvent jusqu’à occulter tout responsabilité personnelle (« Je n’y suis pour rien, j’ai obéi »)[16]. Bien entendu, se soumettre entraîne frustration, mais la répétition de la frustration peut entraîner la résignation (« C’est pas marrant, mais si tu ne dis rien, on te fout la paix »), et de là la soumission, état peinard où l’on évite les ennuis. Le conflit, posé au départ comme jeu à somme nulle, n’a qu’une issue : un vainqueur et un vaincu… ;
  • par la bonne parole, les bonnes relations en évitant systématiquement tout ce qui est générateur de frustration car « les gens contents font un meilleurs travail ». Les tendances paternalistes se rattachent en partie à cette façon d’opérer ;
  • par le compromis : « Un mauvais accord vaut mieux qu’une bonne querelle », « il faut trouver un terrain d’entente ». Le jeu à somme nulle évolue, à un certain moment, en jeu à somme non nulle, où chacun prend conscience que ce qu’il concèdera à l’autre sera plus que compensé pour lui par les avantages qu’il retirera momentanément d’un « accord » tout provisoire : la technique est la négociation ;
  • par l’étude à fond de la situation par les différentes parties en conflit pour découvrir ensemble les tenants et aboutissant du problème, et bâtir en groupe la solution qui est finalement la meilleure pour l’ensemble des deux parties. C’est le domaine des réunions de discussion (bien menées) pour la résolution du conflit que nous avons suggérée plus haut.

Pouvoir et conflit

Pouvoir signifie avoir le droit, la possibilité et la capacité de faire quelque chose (bon pour pouvoir…, fondé de pouvoir…), ce qui implique d’occuper une position, un statut légalement reconnu comme « donnant droit de » ; ensuite la possibilité d’action (codifiée dans des domaines précis : le cadre de santé n’a pas un pouvoir absolu, son pouvoir est limité par la loi, le règlement de l’institution, le code de travail, etc.) ; enfin de disposer des moyens qui permettent cette action. Si le pouvoir de droit, et l’autorité légitime qui le caractérise, constituent des sortes de tamis, de filtrage des informations en provenance du terrain (ou de la base, comme on a coutume de le dire) pour parvenir aux instances légitimes de la hiérarchie, le conflit survenu au sein de l’équipe a d’autant plus besoin d’être résolu qu’il brouille l’information à faire parvenir, sans oublier qu’il parasite au passage les conditions de travail, et hypothèque gravement les efficacités recherchées. Cette autorité légitime est conférée de l’extérieur du champ professionnel à proprement parler, c’est celle du cadre de santé, c’est-à-dire que c’est l’instance institutionnelle qui le confère au cadre de santé. Tandis que l’autorité de compétence du pouvoir de fait est objet de reconnaissance par les pair(e)s. Un professionnel peut détenir un pouvoir de droit et être dépourvu totalement, ou en partie, du pouvoir de fait, il n’y a aucune contradiction à cela. Un cadre de santé ne peut donc pas se décréter compétent au seul motif qu’il a un pouvoir de droit au risque d’abuser de ce pouvoir. Quant au pouvoir charismatique, celui-ci dépend du rayonnement psychologique dont fait montre un professionnel. Nous l’avons déjà souligné, ce pouvoir est celui du « leader ». En d’autres termes, avoir un pouvoir charismatique ne confère ni compétence, ni légitimité.

Nous avons vu qu’il existe un pouvoir de droit qui s’appuie sur la capacité légale de faire quelque chose et qui confère à l’homme qui a le pouvoir le droit de commander : c’est l’autorité légitime (conforme aux lois). Nous avons vu également qu’il existe un pouvoir de fait lié à la possession de l’information qui donne compétence pour faire et faire faire. Cette compétence acquise en milieu professionnel, sur le tas (expérience), ou parce que l’on possède l’information sur telle situation particulière, donne aussi le droit de commander : c’est l’autorité de compétence. Enfin, nous avons vu que certaines personnes avaient une autorité personnelle, un charisme et que, comme telles, elles étaient obéies, donc qu’un pouvoir leur était reconnu. Nous appellerons ce pouvoir : pouvoir de reconnaissance. Il est évident qu’un chef qui « cumule » ces trois pouvoirs (droit, fait et reconnaissance) aura une autorité indiscutable (légitime, de compétence, charismatique) qu’il mettra en acte dans son commandement[17]. Or il est remarquable, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, que les administrations privilégient le pouvoir de droit et l’autorité légitime (elles sont les serviteurs de l’institution) et se méfient beaucoup du charisme ; les institutions de soins comme entreprises visant avant tout l’efficacité des actes qui y sont déployés privilégient le pouvoir de fait et l’autorité de compétence et admettent le charisme avec beaucoup de prudence ; les associations et les groupes privilégient le pouvoir de reconnaissance, le charisme et un peu la compétence. Les deux premières [administrations et institutions de soins (entreprises de soins)] recherchent des chefs, les troisièmes, des leaders. Un peu plus de charisme ne ferait pas de mal à bien des chefs qui se conduisent comme des éteignoirs de bonnes volontés.

Abus de pouvoir

Le pouvoir fait l’objet d’abus, soit parce que le but et les objectifs pour lesquels il est exercé sont ignorés ou sciemment tus, soit parce que les personnes censées l’exercer font preuve d’incompétence au point de se rabattre sur des relations psychologiquement manipulatoires sans rapport aucun avec les missions institutionnelles qui sont les leurs. Il y a, en effet, abus de pouvoir quand quelqu’un a un pouvoir légitime (que l’institution lui confère), qu’il se décrète compétent (alors qu’on ne se dit pas compétent, ce sont les autres qui  reconnaissent quelqu’un de compétent ou d’incompétent), et qu’il croît qu’il rayonne, et en plus, bien souvent, veut qu’on l’aime, ou se croit aimable, et à défaut qu’il soit craint. C’est alors que sur la scène l’instance institutionnelle s’offrent toutes les dérives perverses de l’exercice du pouvoir, avec ses conséquences de dysfonctionnement institutionnel et de harcèlement au travail. Les conséquences en sont l’inefficacité au travail, la constitution de clans en conflit psychologique permanent les uns vis-à-vis des autres ; bref, les perturbations dans le fonctionnement de l’institution s’accroissent, et sont souvent des causes d’absentéisme et des décompensations psychopathologiques au travail. Le bon fonctionnement de l’institution de soins a pour visées, non seulement l’efficacité des actes qui s’y déploient, mais aussi la santé mentale de ses acteurs.

En conclusion, les maux liés à la qualité des cadres et de l’encadrement

Plusieurs cas se rencontrent :
  1. d’abord, un niveau général de compétence trop faible, un trop grand nombre de cadres  sont « montés en graine » à l’ancienneté, d’où sclérose, hyperconformisme, insuffisance de connaissances quelles qu’elles soient, techniques ou autres, avec résistance à toute évolution par incapacité et/ou crainte de mal faire, ou d’échouer dans des procédures d’ordre professionnel ;
  2. ensuite, un niveau trop élevé de compétence à tous les échelons : on ne songe qu’aux jeux de pouvoir[18] (et comme chacun est « intelligent », les coups sont rudes et télécommandés), chacun a des idées différentes et aucune n’aboutit, c’est la bouilloire qui vaporise jusqu’à ne plus avoir d’eau ; et c’est le service des soins tout entier qui en souffre ;
  3. puis un niveau élevé de compétence et un niveau faible de compétence : lorsque le niveau élevé est au haut de la hiérarchie, les messages ne passent pas entre le haut et le bas (problème de codage et résistance socioculturelle) ; lorsque le niveau élevé a un bas niveau de compétence, cela signifie que l’institution de soins est dirigé par des anciens cadres peu formés, et qu’elle a embauché de jeunes cadres très bien formés : c’est la querelle des anciens et des modernes, la montée à l’assaut des jeunes ;
  4. enfin, il y a des personnes de formations et de traditions différentes qui sont amenées à travailler ensemble avec tous les problèmes de préséance que cela suppose.

La non-continuité dans les décisions, la persévérance dans l’erreur, l’irrationalité non perçue des décisions, le primat du court terme sur le long terme, le refus de prendre en compte ce que pensent les autres cadres ou agents constituent les dérives perverses du pouvoir ou des pouvoirs. En prenant en compte le contre-pied des maux cités, nous pourrions préciser ce que peut être un bon encadrement (y compris psychologique) par quelques mot clés :

  • étude des difficultés permettant de poser des problèmes sur le court, le moyen et le long terme ;
  • continuité et évolution ;
  • équilibre et régulation ;
  • communication (dans l’acception de rendre commun ce qui ne l’est pas), écoute, consensus.

Bibliographie


[1] Pierre Goguelin : Le management psychologique des organisations, tome 1, «L’homme et les organisations,  Synergie ou conflit », Edit. ESF, Paris, 1989.

[2] Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, édit. Le Seuil, Paris, 1964 ; L’acteur et le système, édit. Le Seuil, Paris, 1977.

[3] Goguelin, Pierre : opus cité p. 74.

[4] De rota : la roue, rotule : petite roue, puis le rôle écrit d’un acteur (écrit sur un « rouleau » de papier), d’où le rôle joué par l’acteur. De même le rôle (ex : rôle de l’équipage : liste des noms), tenu en double exemplaire (le contre-rôle), qui va donner la possibilité de faire le « contrôle » entre le rôle au départ et le contre-rôle conservé au point de départ.

[5] Latin interpres : le traducteur…et traduire est souvent trahir.

[6] Voir article « Effets de la structures organisationnelle de l’institutions de soins sur l’exercice du rôle professionnel du soignant» in www.gfmer.ch (Formation ou Publications).

[7] - idem -

[8] Dejours, Christophe, Travail et usure mentale, Ed. Bayard, Paris, 1993

[9] Voir article « Effets de la structure organisationnelle de l’institution de soins sur l’exercice du rôle professionnel du soignant », in www.gfmer.ch (Formation ou Publications).

[10]Voir  article « Soi et rôle professionnel » in www.gfmer.ch (sous « Formation » ou « Publications »), et « Effets de la structure organisationnelle de l’institution de soins sur l’exercice du rôle professionnel du soignant » in www.gfmer.ch

[11] Karl Marx & Friedrich Engels, The German Ideology, New York, International Publishers, 1936, pp. 48-49.

[12] Coser, A. Lewis Les Fonctions du conflit social, « Collection Sociologies »  p. 23-24,  PUF, Paris, 1982.

[13] Coser, A. Lewis, opus cité.

[14] Article « Le Soi et rôle professionnel », in www.gfmer.ch (Formation ou Publications)

[15] Coser, A. Lewis : Les fonctions du conflit social, p.67-68. PUF, Paris 1982.

[16] Lire à ce propos, les expériences de Stanley MILGRAM in Soumission à l’autorité, Calman Lévy, Paris.

[17]. Commander est “user de son autorité en indiquant à autrui ce qu’il doit faire”.

[18] Goguelin, Pierre : Le management psychologique des organisations, Tome II, 1ère partie, chap. 3, p. 50.