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Psychologie et Ethique médicales

 Le bénévolat à l’hôpital: don de soi ou partage de soi

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours en Sciences Humaines - Webster University - Genève

"La vie, je la trouve dans ce qui m'interrompt, me coupe,
me blesse,me contredit. La vie, c'est celle qui parle quand
on lui a défendu de parler, bousculant prévisions et pensées,
délivrant de la morne accoutumance de soi à soi".
Christian Bobin.

Le bénévolat nous apparaît, quand on est croyant, et même quand on ne l'est pas, comme la réponse humaniste ou chrétienne, à la détresse de nos semblables qui souffrent de maux divers dans des institutions de santé. Et les gestes que le bénévolat commande s'accomplissent dans l'évidence de nos croyances ou convictions éthiques propres.. En quelque sorte, nous répondons de ce qui se passe pour l'autre qui souffre. Mais la question essentielle qui me semble se poser est celle-ci: comment répondons-nous de ce qui se passe pour l'autre? car toute la tradition judéo-chrétienne, voire humaniste, de l'aide s'ordonne sur cette responsabilité, entendue comme capacité de répondre, vis-à-vis de ce qui arrive à l'autre. En fait, comment aider l'autre?

Une première manière est de répondre pour l'autre. Mais répondre pour l'autre pose beaucoup de problèmes, dont celui-ci:
En répondant pour l'autre, je risque de faire à son endroit ce que je veux (pour qu'il me suive, surtout lorsqu'il est diminué par la maladie). La tentation est grande. Mais si je me donne –don de moi, de ma personne, sous la forme du don de soi – le risque est grand de me substituer à l'autre, en faisant comme si nous pouvons savoir ce dont il a besoin. Je me donne, en effet, pour l'autre en remplissant la place, l'espace de l'autre de mes certitudes. Déjà notre savoir sur nos désirs et nos jouissances nous échappe, pourquoi celui de l'autre – qui lui échappe aussi – nous serait-il plus accessible? Le don de soi suppose en effet que nous connaissions ce dont l'autre a besoin pour exister, c'est-à-dire pour se tenir hors de lui-même (du latin ex-sistere, littéralement se tenir hors de soi), et ce savoir en réalité c'est nous-même, au sens que nous sommes bien évidemment ce que nous savons, au point de ne plus être inconnu à nous-même. Sous notre savoir, sous nous-même, nous effaçons l'autre pour nous mettre à sa place. En nous illusionnant sur ce savoir de et sur l'autre, et donc sur nous-même, c'est nous-même en arrêt de mort . Ainsi en effaçant l'autre, nous lui transmettons notre arrêt de mort, nous l'enterrons sous notre savoir de et sur lui Ce n'est sûrement pas ainsi que, comme acteur ou actrice bénévole nous pouvons l'aider. Répondre pour l'autre, dans ce cas suppose que son appel soit purement objectif, presque animal: nourriture, soins, survie physique....Or il n'en est rien. Comment savoir ce que veut l'autre? Ce qu'il ressent vraiment, à lui aussi ça échappe. Si l'autre le savait, il se dissoudrait en moi pour que je le comprenne ( le prenne avec moi). Nous sommes ici dans une économie essentiellement narcissique. L'acte gratuit que semble être l'aide du bénévole sert trop souvent à prouver (prouver aux autres et à soi-même) qu'il (l'acte) existe: Il est trop lié au narcissisme de l'acteur bénévole, car dès que le don devient une règle, il devient en effet un symptôme, une façon de posséder l'autre "en lui faisant du bien". Et très souvent ce calcul se fait avant le don, c'est-à-dire avant l'acte. Le don de soi, en apparence désintéressé, cet oubli de soi, précipite la bonté dans la jouissance. L'oubli total de soi qu'est le don de soi, fait de soi une totalité, et nous pousse sur la voie narcissique du devenir Dieu, car identifier l'autre (lui donner une identité pour l'aider), c'est essentiellement l'identifier à soi-même, de sorte qu'il n'y a plus d'autre dans sa parole que par soi. Nous semblons connaître ce qui arrive à l'autre, et c'est cette pseudo-connaissance qui est précisément le déni de l'autre. L'autre est censé être le lointain, le voici devenu un autre moi-même. L'autre se dit en latin alter, dont dérive le verbe altérer, pour nous rappeler que l'autre est celui ou celle qui me change. En effaçant l'autre, en tant que je me substitue à lui ou à elle, je me prive de facto de la possibilité que l'autre a de me faire évoluer, de changer. Poser l'autre dans toute son altérité est une chance (pour le vis-à-vis que je suis pour lui) de ne pas tomber dans "la morne accoutumance de soi à soi" dont parle l'écrivain Christian Bobin, même et surtout si je suis, comme bénévole, dans la position de l'aider.

Je puis aussi répondre autrement de l'autre. Si le savoir sur moi-même m'échappe, et si le savoir que l'autre peut avoir de lui-même lui échappe également, de quoi puis-je répondre comme acteur ou actrice bénévole? Disons, pour aller vite, qu'il ne me reste plus qu'à devoir répondre de l'être, de l"être-temps", dont je sais seulement qu'il passe par les autres, mais aussi par moi. En réalité, je puis répondre de ma présence pour l'autre (ici "présence" signifie "le présent lesté de l'ensemble de ses possibles", comme on dit d'un acteur qu'il a une présence sur scène) et de ma présence dans l'être. Être responsable (capable de répondre), c'est être capable de répondre de ma part d'être, et de mes rapports à l'être en tant qu'ils touchent ceux d'autrui, d'y répondre sur un mode qui aide l'autre à exprimer son répondant. Je témoigne alors que je ne suis qu'un passeur d'être, tout comme l'autre est un passeur d'être pour moi. L'être passe par les autres, mais aussi par moi. Dans l'acte où l'on porte secours à l'autre, n'y a-t-il pas deux détresses: a)celle de la personne qui porte secours est camouflée, dans "le silence des ses organes" (cf. Canguilhem), car en bonne santé; mais détresse quand même, car on n'est jamais sûr de son propre rapport à l'être; b) celle de l'autre qui est victime, malade, est béante, et s'offre à la visibilité qui nous mobilise en tant qu' aide bénévole ( mais cette visibilité, cette prégnance de la détresse de l'autre, ne nous cache-t-elle pas d'autant plus notre propre détresse?). C'est la conscience de notre détresse propre qui justifie le terme d'alter (autre) en tant que l'autre nous altère, nous change, c'est-à-dire nous met face à l'être, aux possibilités immenses que nous ne percevons même pas. Penser ainsi fait un bien plus intense qu'une "souffrance supprimée". Cela ouvre, en effet, une ligne d'être où deux libertés se rencontrent. Alors que supprimer une souffrance, ce n'est souvent que la déplacer vers un lieu où sa question reste béante, mais dans une cadre maîtrisé.

Ici être responsable pour un acteur ou une actrice bénévole pose un rapport à l'être en forme de partage, partage d'une certaine vie, d'une certaine vue. La responsabilité de ce partage est reçue de quelqu'un (le malade) sans que ce soit devant lui que je suis responsable, mais devant l'être. Je la reçois de quelqu'un (le malade) qui m'introduit au rapport à l'être, à l'écoute des appels d'être, à la vie dans la complexité et la richesse de ses possibilités. En hébreu le il y a du passé (HaYa), mis au présent, c'est rien de moins que l'anagramme du nom YaHVHé: VéHaYaH: c'est le nom de l'être qui se fait parlant, audible, perceptible, déployant les possibilités quasi infinies de la vie toujours à renouveler, or l'infini n'est pas totalisable; sa résistance à se totaliser à l'instar du savoir sur quelqu'un "produit des univers transfinis, des multiples variés, animés d'une dialectique de coupures-liens, de transmissions, d'un grand intérêt symbolique", comme le fait remarquer Daniel Sibony dans son ouvrage Le Nom et le Corps. Symboliser ce rapport à l'être revient à changer le destin (celui du corps malade ainsi que le mien propre) en histoire riche en possibilités: une quête de l'être vers et au-delà de ce-qui-est.

Le partage d'être, en quoi devrait consister l'acte bénévole, est avant tout un transfert de répondance, pour ne pas fixer l'autre à la place qu'on lui garde. Il s'agit d'essayer de symboliser l'être qu'on n'a pas, le symboliser à qui s'en est trouvé exclu par la maladie, tombé dans un trou d'être dont il ne trouve pas la sortie. Il s'agit de répondre sans avoir la réponse, d'aider à ce qu'il y ait réponse, c'est-à-dire garder à l'autre une place qu'aucun des deux ne connaît, mais qui existe comme potentiel de déplacement.

Très souvent quand on se met à répondre pour l'autre, il reste peu d'affect et d'énergie pour être atteint. C'est cette impression très grisante de "faire du bien" qui est la négation de l'autre. En réalité, comme bénévole responsable, je suis responsable du projet de rendre l'autre responsable, c'est-à-dire qu'un projet me traverse (et ne s'arrête pas à moi, ni à l'autre)), que le malade puisse répondre de son temps, et sentir qu'à travers sa souffrance (malgré elle et grâce à elle), il lui reste de la vie, et du futur pour la transmettre, la féconder. "Je" réponds de ce projet, même si parfois je ne puis le mener à terme. Le problème qui se pose est celui-ci: comment chacun trouve-t-il son compte? sa jouissance? en quoi est-ce qu'il se paie? Deux options comme réponses s'offrent: a) soit un compte narcissique qui, par le don de soi, oublie l'autre pour mieux se glorifier soi-même; b) soit un compte de partage d'être, où l'autre n'est fixé à aucune place, ce qui en retour ne me fixe non plus: c'est la fluidité de l'être-temps, des possibilités immenses que la vie nous réserve, même si nous n'arrivons pas à les exploiter toutes. Le bénévolat, c'est de la bénévolence (la benevolentia des latins), littéralement la bienveillance à l'égard d'autrui et à mon propre égard: c'est cela le partage de l'être en moi, le bénévolat comme partage de soi.