VIH et chirurgie
O. Rutschmann
Division des Maladies Infectieuses
Unité SIDA - HUG
Le risque de contamination par le virus d'immunodéficience humaine (VIH) ou par les virus des hépatites B ou C est une source d'anxiété certaine dans le corps médical. Les premiers cas de contaminations accidentelles aux USA ont été décrits dès 1984. En Suisse, bien que près de 22'000 infections par le VIH aient été rapportées (fin juin 1996) dont plus de 5'000 ayant évolué vers le SIDA, seules deux cas de contaminations accidentelles sont survenus chez des infirmières. Au cours de sa carrière tout chirurgien va cependant être amené à entrer en contact avec du sang potentiellement contaminé. Ainsi, le chirurgien est quotidiennement confronté aux questions suivantes: quel est le risque d'une telle contamination, comment s'en protéger et que faire en cas d'accident?
Quel est le risque de transmission du VIH?
La ponction accidentelle des gants est fréquente au cours d'une opération. Ainsi, le risque global théorique de contamination pour l'ensemble d'une carrière de chirurgien opérant dans un hôpital à prévalence élevée d'infection au VIH pourrait s'élever à plus de 5% [1]. Heureusement, la réalité est toute autre, le nombre de contaminations professionnelles rapportées est faible. A fin 1995, 223 cas de transmissions accidentelles probables ou certaines avaient été décrits dans le monde. La très grande majorité de ces séroconversions faisaient suite à une exposition percutanée, plus rarement suite à une exposition muqueuse. Le plus grand nombre de contaminations se retrouve chez les infirmières, les médecins étant plus rarement concernés. En Suisse, deux cas de séroconversions secondaires à une contamination accidentelle sont actuellement connus, dont le premier a été décrit en mars 1995 chez une infirmière s'étant blessée avec une aiguille dépassant d'un conteneur prévu pour la récupération du matériel souillé [2].
Le risque de transmission du VIH à un sujet exposé dépend du mode d'exposition et de l'inoculum. Lors de contamination par voie parentérale le risque est estimé à environ 0,2-0,5% [3-5]. En comparaison, le risque de transmission du virus de l'hépatite C est de 1 et 10% et peut être supérieur à 30% pour l'hépatite B selon le stade de l'infection chez le patient source [5, 6]. Ceci souligne l'importance de la vaccination contre l'hépatite B pour tout le personnel hospitalier potentiellement à risque. Le risque lors d'une exposition muqueuse ou cutanée (peau lésée) est beaucoup plus faible. Bien que des cas isolés de contamination par voie muqueuse aient été décrits, l'analyse de 15 études prospectives n'a pas montré de séroconversion malgré plus de 2000 expositions [7]. Aucun cas n'a été décrit par contact avec une peau saine ou par aérosols.
Trois facteurs de risques ont été clairement identifiés dans une étude rétrospective cas-contrôle (tableau 1) [8]:
- la quantité de sang auquel le sujet est exposé: une blessure profonde avec du matériel visiblement souillé ou avec une aiguille de gros calibre ayant été utilisée pour ponctionner une veine ou une artère sont des conditions particulièrement défavorables;
- le stade de la maladie du patient source: un patient souffrant d'un SIDA avancé a potentiellement une virémie élevée ou des souches virales plus virulentes (par ex. souches induisant un sincytium) augmentant le risque de transmission; des taux de virus particulièrement élevés sont également rencontrés pendant la période de séroconversion;
- l'absence de traitement d'AZT après une exposition accidentelle: l'administration d'AZT après un accident a pu être associé avec une réduction de près de 80% du risque de séroconversion.
Quelles sont les mesures de protection?
La question d'un dépistage systématique pour tous les patients devant subir une intervention chirurgicale peut se poser. Celle-ci est néanmoins fortement débattue et pose plusieurs problèmes (éthique, test négatif en phase de séroconversion, délai jusqu'à l'obtention du résultat, rapport coût/bénéfice) [9, 10]. En alternative à cette pratique, il est en général recommandé d'adhérer de manière stricte aux consignes de précautions universelles (tableau 2) [11, 12, 13].
Ces précautions s'appliquent à tout matériel potentiellement à risque (tableau 3). L'usage des gants doit être la règle lors de tout contact potentiel avec du matériel souillé. Une double paire de gants permet de réduire encore le risque d'exposition cutanée. Lors d'interventions de longue durée, le risque de perforation des gants augmente et il est conseillé de changer de gants toutes les deux heures. Un masque, des lunettes et une blouse de protection doivent être utilisés en cas de projections probables. Les aiguilles ne doivent jamais être recapuchonnées et tout matériel piquant ou tranchant doit être recueilli dans des conteneurs prévus à cet effet et tenus à proximité immédiate du lieu de travail. En salle d'opération, le transfert de main à main d'objets tranchants ou coupants doit être proscrit [14]. Le lavage des mains est indispensable immédiatement après le retrait des gants et en cas de contamination accidentelle.
Que faire en cas d'accident? (tableau 4)
- Laver - désinfecter: en cas de blessure percutanée, il faut immédiatement laver la plaie à l'eau et au savon, retirer tout corps étranger puis désinfecter pendant plusieurs minutes (chlorhexidine, alcool, iodophores-PVP). En cas d'exposition des muqueuses ou des conjonctives, il faut rincer avec de grandes quantités de sérum physiologique ou d'eau.
- Consulter rapidement: une consultation devrait être obtenue le plus rapidement possible auprès du médecin du personnel (qui effectuera également une déclaration à un centre de référence, en l'occurrence le CHUV à Lausanne). En dehors des heures d'ouverture du médecin d'entreprise, consulter aux urgences ou appeler le consultant de garde de la division des maladies infectieuses.
- Estimer le risque - obtenir des sérologies du "donneur": l'attitude ultérieure dépend de l'importance de la blessure et du status sérologique du patient "source". L'estimation du risque peut être faite à partir du tableau 1. Les sérologies suivantes doivent être obtenue du "donneur" avec son accord: VIH-1 et VIH-2, antigène HBs et IgG HCV. La décision de débuter un traitement antiviral devant être prise le plus rapidement possible, il n'est pas toujours facile d'obtenir cette information en urgence et il est parfois nécessaire, en cas de doute, de débuter le traitement et de l'interrompre si les sérologies se révèlent ensuite négatives.
- Obtenir des sérologies de la personne exposée: les tests suivants devront être effectués à 0, 3 et 6 mois chez le sujet exposé: VIH, AgHBs, AcHBs, IgG HCV.
- Penser à l'hépatite B: tout membre du personnel médical devrait être vacciné et devrait avoir eu un contrôle des taux d'anticorps entre 1 et 6 mois après la 3ème injection [14]. L'attitude en cas de contamination accidentelle dépend de la réponse immunitaire au vaccin et du status sérologique du donneur (tableau 5) [15].
- Envisager un traitement antiviral: une seule étude rétrospective cas-contrôle a permis de montrer un bénéfice d'un traitement d'AZT seul [8]. Dans d'autres situations, les combinaisons de plusieurs antiviraux se sont montrées nettement supérieures à la monothérapie d'AZT. Pour cette raison, les recommandations actuelles comportent toutes des combinaisons de traitement [16, 17]. Trois situations peuvent se présenter (tableau 6):
- Exposition d'une peau saine: pas de prophylaxie,
- Exposition d'une muqueuse ou d'une peau lésée, blessure superficielle sans saignement: double combinaison (AZT [Retrovir ] 2x250 mg/j + Lamivudine [3TC ] 2x150 mg/j),
- Exposition percutanée à risque (cf. tableau 1): triple combinaison (AZT [Retrovir ] 2x250 mg/j + Lamivudine [3TC ] 2x150 mg/j + Indinavir [Crixivan ] 3x800 mg/j).
Le traitement doit commencer dès que possible et se poursuivre pour une durée d'un mois. Le médecin doit connaître les éventuels effets secondaires de ces médicaments: AZT: nausées, vomissements, céphalées, anémie, leucopénie; Lamivudine: nausées, céphalées; Indinavir: lithiase rénale (peut être prévenue par une hydratation minimale de 1,5 l/j), hyperbilirubinémie. Un contrôle de la formule sanguine complète, de l'ALAT et de la créatinine est recommandé à 0, 2 et 4 semaines. Les contrôles sérologiques ont été décrits au point 4.
- Mesures supplémentaires: les rapports sexuels devraient être protégés pendant 3 mois et le sujet exposé devrait s'abstenir de don du sang pendant 6 mois.
- Etre attentif à d'éventuels symptômes de primo-infection au VIH: la majorité des séroconversions rapportées après exposition professionnelle ont eu lieu dans les 6 semaines suivant l'accident [4]. Ces séroconversions se sont fréquemment manifestées cliniquement sous la forme d'un état fébrile, d'une éruption cutanée, d'un malaise généralisé, d'arthralgies/myalgies, de céphalées, d'une pharyngite, de sudations nocturnes et d'adénopathies. Il convient donc d'être particulièrement attentif à de tels symptômes qui suggèrent une séroconversion. Le test de dépistage (anticorps) est alors en général négatif et le diagnostic peut être posé par le dosage de l'antigène p24.
Conclusion
Bien que tout chirurgien soit théoriquement quotidiennement confronté à un risque de contamination par le VIH, ce risque est réellement très faible et peut être considérablement réduit par le respect de précautions universelles. Si un accident doit néanmoins survenir, une prise en charge immédiate et un éventuel traitement antiviral permettent encore de réduire ce risque.
Tableau 1: Facteurs de risque de séroconversion après une exposition percutanée accidentelle au VIH chez des membres de personnel hospitalier. Adapté de [8].
Facteurs de risque | Risque relatif | Intervalle de confiance (95%) |
Blessure profonde | 16.1 | 6.1-44.6 |
Sang visible sur l'objet contaminant | 5.2 | 1.8-17.7 |
Aiguille ayant été utilisée pour une ponction veineuse ou artérielle | 5.1 | 1.9-14.8 |
Infection au VIH avancée | 6.4 | 2.2-18.9 |
Traitement à l'AZT après exposition | 0.2 | 0.1-0.6 |
Tableau 2: Précautions universelles [11-14]
Quoi? | Quand? |
Gants | Manipulations de sang ou d'autres liquides biologiques Contact avec une muqueuse ou une peau lésée Manipulation d'objets souillés Tout abord vasculaire |
Masques et lunettes | Projections possibles de sang ou d'autres liquides |
Blouses | Projections possibles de sang ou d'autres liquides |
Lavage des mains | Immédiatement après retrait des gants Immédiatement après souillure avec du sang ou d'autres liquides |
Précautions supplémentaires
- Ne pas recapuchonner les aiguilles
- Recueillir les aiguilles et objets tranchant dans des conteneurs rigides prévus à cet effet
- Ne pas transmettre de main à main d'objets piquants ou tranchants
- Envisager le port de doubles gants
- Envisager un changement de gants toutes les deux heures lors d'intervention prolongée
Tableau 3: Matériaux biologiques à risque de transmission du VIH
- Sang et liquides souillés par du sang
- Sperme, sécrétions vaginales
- Tissus
- LCR
- Liquide synovial, pleural, péritonéal, péricardique, amniotique
Tableau 4: Mesures à prendre en cas de contamination
- Laver - désinfecter (chlorhexidine)
- Consulter
- Obtenir sérologies du "donneur": VIH-1 et 2, AgHBs, HCV
- Obtenir sérologies de la personne exposée à 0, 3 et 6 mois: VIH, AgHBs, AcHBs, HCV
- Penser à l'hépatite B (tableau 5)
- Envisager traitement anti-VIH (tableau 6)
- Rapports sexuels protégés pendant 3 mois, abstention de don du sang pendant 6 mois
Tableau 5: Prévention de l'hépatite B
Situation | Attitude |
1. Sujet non vacciné: | |
Pour tous les sujets | Vaccination: Engerix-B 1 flacon à 1 ml = 20 m g i.m. à 0, 1 et 6 mois |
Si "donneur" AgHBs positif ou inconnu | + immunisation passive: IGHB (1) |
2. Sujet vacciné répondeur (2): | |
Répondeur connu avec un taux d'anti-HBs > 100 UI/l après vaccination ayant été déterminé dans les 5 dernières années | Nihil |
Répondeur connu avec un taux d'anti-HBs > 100 UI/l après vaccination ayant été déterminé il y a plus de 5 ans | Rappel = 1 dose de vaccin |
3. Sujet vacciné non répondeur ou répondeur faible (2): (anti-HBs < 100 UI/l après vaccination de base) | Rappel + IGHB |
4. Sujet vacciné avec réponse inconnue (2): | Déterminer le taux d'anti-HBs dans les 24 heures |
Taux d'anti-HBs > 10 UI/l | Nihil |
Taux d'anti-HBs < 10 UI/l | Rappel + IGHB |
1 IGHB = Immunoglobuline anti-hépatite B SRK 500 UI i.m. ou Hepuman Berna 2 ml (400 UI) i.m.
2 Attitude si patient source AgHBs positif ou inconnu
Tableau 6: Traitement anti-VIH
Situation | Traitement |
Exposition d'une peau saine | Pas de traitement |
Exposition d'une muqueuse ou d'une peau lésée, blessure superficielle sans saignement | AZT, [Retrovir ] 2x250 mg/j + Lamivudine [3TC ] 2x150 mg/j, pendant 4 semaines |
Exposition percutanée à risque (tableau 1) | AZT, [Retrovir ] 2x250 mg/j + Lamivudine, [3TC ] 2x150 mg/j + Indinavir, [Crixivan ] 3x800 mg/j, pendant 4 semaines |
Références
- Raahave D, Bremmelgaard A. AIDS/HIV: cumulative risk of surgeons - change in surgical handicraft. Surg Res Comm 1990; 7: 161-8.
- OFSP. Infection par le VIH d'origine professionnelle, premier cas en Suisse. Bulletin OFSP 1995; 8: 4-5.
- Ippolito G, Puro V, De Carli G. The risk of occupational human immunodeficiency virus infection in health care workers: Italian Multicenter Study. Arch Intern Med 1993; 153: 1451-8.
- Tokars JI, Marcus R, Culver DH, Schable CA, McKibben PS, Bandea I, Bell DM. Surveillance of HIV infection and zidovudine use among health care workers after occupational exposure to HIV-infected blood. The CDC Cooperative Needlestick Surveillance Group. Ann Intern Med 1993; 118: 913-9.
- Gerberding JL. Management of occupational exposures to blood-borne viruses. N Engl J Med 1995; 332: 444-451.
- Sodeyama T, Kiyosawa K, Urushihara A, Matsumoto A, Tanaka E, Furuta S, Akahane Y. Detection of hepatitis C virus markers and hepatitis C virus genomic-RNA after needlestick accidents. Arch Intern Med 1993; 153: 1565-1572.
- Henderson DK. HIV-1 in the health care setting. In Mandell GL, Bennett JE, Dolin R, Principles and Practice of Infectious Diseases, 4th edition, Churchill Livingstone 1995: 2632-56.
- Case-control study of HIV seroconversion in health-care workers after percutaneous exposure to HIV-infected blood - France, United Kingdom, and United States, January 1988-August 1994. MMWR 1995; 44: 929-33.
- Iten A, Chapuis G, Francioli P. VIH et chirurgie. Med et Hyg 1994; 52: 1750-7.
- OFSP. Pas de pratique "étendue" du test VIH à l'hôpital - la qualité de préférence à la quantité. Bulletin OFSP 1993; 2: 27-30.
- OFSP. Recommandations pour le personnel médical et paramédical pour prévenir les infections transmises par le sang (hépatite B, VIH, etc.) In Maladies infectieuses: diagnostic et prévention, OFSP 1992; VI, appendice 2, p. I-IV.
- Recommendation for prevention of HIV transmission in health-care settings. MMWR 1987; suppl, 36: 1-18S.
- CNA. Prévention des infections transmises par voie sanguine. Bulletin CNA, 2869/20.f-11.90.
- Pittet D, Widmer A. VIH, hépatite B et C: protection du personnel en salle d'opération. Swiss-NOSO 1995; 2: 14-5.
- OFSP. Recommandations pour la vaccination contre l'hépatite B. In Maladies infectieuses: diagnostic et prévention, OFSP 1996; VI, supplément II, chapitre I, p. 1-6.
- OFSP. Recommandations sur les expositions au VIH en milieu médical. Bulletin OFSP (à paraître).
- Gerberding JL. Prophylaxis for occupational exposure to HIV. Ann Intern Med 1996; 125: 497-501.