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Psychologie et Ethique médicales

Nécessité du détour anthropologique dans les soins médicaux

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours – ISIS et Webster University - Bellevue - Genève

L’univers des soins médicaux, celui de la relation soignant-soigné,
est d’une telle complexité que le détour par d’autres systèmes
symboliques a un effet grossissant sur les termes réels de toute relation.

Dans l’acception française contemporaine, l’ethnologie désigne « l’anthropologie sociale et culturelle », terme que lui préfère la tradition de recherche anglo-saxonne depuis la fin du 19ème siècle. C’est ainsi que se trouve consacrée la synonymie de l’ethnographie, de l’ethnologie et de l’anthropologie par la plupart des auteurs soucieux d’éviter la répétition littéraire dans leurs publications. Ce parti pris est bien le nôtre dans l’approche que nous prônons dans les instituts de formation des cadres de la santé. Par ailleurs, l’anthropologie couvre, en 2003, sous l’unité de son vocable, plusieurs objets théoriques et pratiques, ainsi que des normes méthodologiques sans réelle homogénéité. Aussi, le sens commun est-il très réducteur quand il n’y voit que la science des peuples sans écriture, sans histoire écrite et perceptible, sans réelle civilisation technologique, selon un balancement entre le même et l’autre, privilégiant l’un des termes de cette dernière alternative pour ne plus produire, au mieux que de l’exotisme, et pis encore que de l’ethnocentrisme.

L’univers des soins médicaux, et notamment celui des soins infirmiers, celui en général de la relation soignant-soigné, est d’une telle complexité que le détour par d’autres systèmes symboliques a un effet grossissant sur les termes réels de toute relation. En effet, il ne fait plus de doute aujourd’hui qu’être malade est tout à la fois une indication du sens que le patient accorde aux causes de sa maladie, aux effets de celle-ci, et une mise en abîme du corps dans ce qui fondamentalement l’habite, le meut et le soutient dans son existence d’homme.

Les colorations particulières que revêtent les conceptions de la vie dans telle ou telle société scandent l’articulation du corps avec l’imaginaire, et très souvent de façon originale : une même maladie trouve ainsi, par conséquent, des traductions symboliques différentes selon les orientations symboliques culturelles d’une communauté donnée. Si ce fait est banal dans son constant, les grammaires de sens qui l’explicitent sont au contraire complexes, l’anthropologie culturelle considérant les comportements comme symboliques et les traitant à la manière d’un langage, dont le corps est en quelque sorte la caisse de résonance. Aussi, des configurations ou modèles culturels (patterns dominants dans une société) servent-ils d’analyseurs de la manière dont un corps souffre, guérit ou ne guérit pas, exhortant ainsi le personnel soignant à sortir de l’opinion commune et stéréotypée qu’il peut être tenté d’avoir sur l’étranger, c’est-à-dire sur celui qui échappe à nos « prêt-à-penser » idéologiques.

Certes, la culture n’est pas un carcan. De plus, personne ne vit sa culture dans sa totalité et une marge de liberté dans l’orientation particulière que chacun donne aux expériences de son corps est toujours possible. Il n’empêche que les habitudes, les formes de discipline du corps, variables selon les sociétés, acquises dans l’enfance et l’adolescence, sont considérées comme décisives dans la constitution de l’équipement mental qui appréhende le corps souffrant et la mort. Et même si l’antériorité logique de la culture sur le psychisme et le corps reste conjecturale à certains esprits dubitatifs, le détour anthropologique est nécessaire, voire indispensable, pour saisir la façon dont les déterminations biologiques, collectives, statutaires, situationnelles, jouent de manière complexe dans les problèmes touchant à la santé des individus.

A l’évidence, impliquer un étranger ou un individu d’une culture totalement différente de la sienne propre dans un processus de soins, c’est toucher à des structures mentales, à des styles de pensées tenaces, aptes à survivre à l’éloignement social et culturel de leurs attaches géographiques.

En effet, les populations migrantes, dont la tradition s’oppose à certains traits de la modernité occidentale, détournent et interprètent les actes de soins selon leurs logiques propres. Reconnaître la vigueur et la prégnance des patrimoines culturels de ces populations venues d’ailleurs ne doit aucunement dispenser de réfléchir aussi aux effets spécifiques du sous-développement d’un certains nombre d’entre elles, et les adaptations difficultueuses que les inévitables chocs culturels ne cessent de produire, jusques et y compris le non-codifiable de ces inadaptations.

C’est parce que la perspective culturaliste est parfois taxée de vision trop statique des sociétés qu’il est urgent aussi de tenir compte du fonctionnement des institutions parentales, économiques et religieuses dans la mesure où celles-ci, ainsi que les pratiques qui les balisent, sont plus fortement marquées par le temps qui passe. De plus, les traditions évoluent, inévitablement modifiées par l’histoire événementielle, la modernité des techniques et les échanges de toutes natures avec d’autres ensembles de traditions.

La perspective anthropologique est avant tout une pratique de l’altérité, c’est-à-dire de l’altération (les deux termes ayant la même origine latine « alter », l’autre). Il s’agit, en quelque sorte de déterminer les conditions théoriques et dialogiques dont la réalité de l’autre maintenu dans sa différence et/ou sa différance (l’acte de différer, c’est-à-dire la différence en acte selon l’analyse pénétrante du philosophe Jacques Derrida) peut être interprétée et respectée, sans être coulée au moule des identités réductrices, surtout quand le corps et l’âme sont souffrants. Il s’agit également de voir son propre espace culturel d’un point de vue extérieur pour comprendre les présupposés de ses actes et comportements en tant que soignants, car il est difficile de poser l’homme pluriel comme objet de savoir et de soins sans interrogation sur les vies et les pratiques des acteurs(trices) de soins que sont les médecins et les infirmier(ère)s.

Se demander qui on est, d’où l’on vient, ce qu’on fait et avec qui, dans une situation de soins est la première posture anthropologique qui conditionne les processus d’altération bénéfiques à la relation soignant-soigné. La science anthropologique rend cette attitude possible par décrochage critique, et par de constantes ruptures avec le sens commun, les allants de soi de la vie quotidienne, les évidences délétères, dans l’appréhension des phénomènes relationnels qui engagent les acteurs de la situation de soins. La démarche anthropologique, une fois encore, est l’incontournable antichambre nécessaire à la compréhension de soi et des autres.

Les flux migratoires de ces dernières années vers l’Europe justifient par eux-mêmes l’enseignement de l’anthropologie dans les facultés de médecine, dans les écoles de soins infirmiers et celles des cadres des professions de la santé, à moins de se complaire dans un exotisme de bazar mal informé, et de choisir le stéréotype (ou la « nécrose » du regard) pour se couvrir les yeux devant la complexité des situations de soins qui s’offrent au personnel soignant (médecins et infirmier(ère)s). Il est vrai que le regard anthropologique fait courir des risques aux assises idéologiques de nos références empiriques – mais n’est-ce pas là la « taxe à la valeur ajoutée » (TVA), élevée certes, pour celles ou celui qui prend au sérieux l’acte de soigner ? Tout stéréotype culturel fait en effet deux victimes : celle ou celui qui l’utilise et la personne sur laquelle ce stéréotype s’applique. Dans ce contexte, la relation soignant-soigné se vide comme frappée de nullité, voire d’inefficacité thérapeutique, car les échanges symboliques souffrent d’inattention ou de regards indigents. Cet effet comminatoire est en soi peu surprenant, car le rapport à l’autre, pour être efficace dans la relation de soins, se doit d’avoir une portée éthique qui seule garantit la prise en compte de l’existence et du respect d’autrui, ainsi que de sa souffrance. Cette préoccupation éthique est l’un des enjeux du détour anthropologique.

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