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Pour une appréciation éthique des techniques de procréation assistée

A. Bondolfi
Institut d'éthique sociale de l'Université de Zurich

La procréation chez les êtres humains est caractérisée par une situation paradoxale qui ne peut pas être facilement réduite à des interprétations simplistes. Elle paraît à première vue comme la chose la plus simple du monde, mais si l'on change de point de vue, on verra qu'elle est organisée par des mécanismes et jugements culturels extrêmement variés, autant dans le temps que dans l'espace géographique de cette terre.

Jusqu'à il y a quelques décennies et seulement dans les pays fortement industrialisés, la procréation était exercée dans des conditions de grande hétéronomie et de non-liberté, car il n'y avait pas de possibilités efficaces de contrôler la fécondité autant chez l'homme que chez la femme. La stérilité était assumée comme un signe négatif qu'on ne pouvait pas combattre par des moyens techniques.

La situation actuelle est donc caracterisée par un vrai saut qualitatif qui, sans vouloir par cela anticiper aucun jugement moral, doît être examinée avec soin en vue d'une interpréta-tion adéquate. Ce changement dans les faits et dans les mentalités est relativement indépendant du fait que des couples de ces mêmes pays aient recours à des moyens „naturels" ou „artificiels" de contraception. En effet, le simple fait de vouloir recourir à la procréation pendant une période plus limitée que celle d'une possible fertilité biologique constitue déjà en soi-même une sorte de „révolution culturelle".

Mais les changements les plus profonds ne se situent pas nécessairement dans la sphère des comportements sexuels qui sont à l'origine de l'activité procréatrice mais plutôt dans les mentalités et dans les styles de vie qui sont actuellement mises en évidence par les généra-tions montantes. Ainsi le mariage et la „famille nucléaire" ne sont plus nécessairement perçus comme l'unique forme de vie qui légitimerait la procréation.

L'accès aux techniques contraceptives est vécu comme une possibilité supplémentaire à l'intérieur d'un mécanisme déjà contrôlé par des choix antécédents qui touchent simultanément au plan de vie individuel, de couple et de société.

Ces observations très génériques n'anticipent pas encore une réponse éthique de principe à la question posée, mais elles limitent quand même a priori les types de réponses possibles ou au moins les types de réponses „sensées" pour nos sociétés. On pourrait artificiellement et seulement pendant un moment „oublier" ces conditions-cadre et postuler, en principe, trois types de réponses:

Une première stratégie pourrait consister dans la complète délégation de toute la problématique à une instance ou autorité censée être crédible pour tout le monde.

Un deuxième type de réponses pourrait se trouver dans la réduction de tout le problème à une „affaire privée" qui, comme telle, n'a pas besoin de justifications rationnelles ou de mécanismes de consensus collectif.

Une troisème stratégie considère les problèmes et conflits liés à la reproduction humaine comme objet de discussion publique et argumentée, dans laquelle certains choix devront rester du ressort de la sphère privée et d'autres devront recevoir un minimum de réglementation publique. Cette dernière devra être légitimée par des arguments qui, s'ils ne peuvent pas recueillir l'approbation de tout le monde, devront au moins pouvoir être objet d'un consensus qualifié.

Devant ces trois solutions qui s'excluent mutuellement, il me paraît évident que seule la troisième peut offrir des garanties en vue d'une réponse éthique cohérente, autant pour les individus que pour les couples et une société donnée. En effet, même si à première vue la première réponse pourrait gagner quelques sympathies, elle serait impraticable dans une société qui se veut démocratique et donc minimalement pluraliste.

La deuxième réponse me paraît aussi partiellement insoutenable, surtout dans sa version radicale, car toute société a un intérêt bien fondé à considérer les question de procréation comme ayant aussi une pertinence sociale. Le fait que quelques techniques de procréation assistée fassent appel aux structures sanitaires collectives rend cet argument encore plus plausible.

Toutes ces considérations ne constituent pas encore une réponse à notre interrogation initiale, mais elles veulent indiquer le cadre à l'intérieur duquel une telle réponse devra être donnée. Ce cadre est donné par le territoire intermédiaire entre les convictions personnelles d'une part et les réglementations sociales d'autre part. Une telle réponse ne pourra donc être „dogmatique", c'est-à-dire basée seulement sur des convictions d'une partie de la population concernée, mais basée sur des jugements de valeur acceptés assez unanimement.

Une telle recherche est certes fatiguante et parfois source de frustration: elle demande en tout cas du temps, de l'engagement et de la patience. Cependant elle est la seule possible. Tout „raccourci" porterait à des difficultés ultérieures qui se révéleraient après coup insurmontables.

1. Les attitudes et réponses „traditionnelles"

Jusqu'à il y a quelques décennies, la réponse sociale et éthique (autant philosophique que théologique) à l'expérience de la stérilité d'un couple était particulièrement dure et, qu'on excuse le jeu de mots, assez „stérile".

Pendant l'antiquité, et en limitant ici notre regard aux seuls peuples de la Méditerranée, la réponse qu'un peuple ou une culture donnait à la femme qui n'arrivait pas à procréer était celle de la malédiction autant sociale que religieuse. Les écrits bibliques témoignent de cette mentalité, même si la présence de récits autour des maternités „miraculeuses" met en évidence l'effort de surmonter une telle mentalité à l'aide d'explications de type religieux.

Il faut admettre à cet égard que beaucoup de sociétés non seulement admettent mais saluent depuis longtemps avec approbation morale les tentatives de surmonter partiellement l'expérience négative de la stérilité par l'institution de l'adoption.

Mais il s'est produit un saut qualitatif dès qu'on a pu constater, grâce à des connaissances bio-médicales plus précises, que la stérilité pouvait avoir sa cause directe autant chez l'homme que chez la femme. La connaissance des causes devenant toujours plus précise, on a pu dans certains cas mettre en œuvre une intervention chirurgicale ou un traitement pharmacologique.

Les techniques procréatiques représentent le dernier stade d'un développement qui a commencé déjà bien avant dans le temps. Ces techniques veulent donner une réponse efficace, bien que partielle, à quelques formes de stérilité en permettant à un certain nombre de femmes touchées directement ou indirectement par le problème d'avoir accès à l'expérience d'une grossesse, et à un certain nombre de maris de pouvoir accéder à l'expérience de la paternité sans devoir recourir à l'adoption.

2. Quelle approche éthique de fond au problème?

Comme on vient de le dire, une réponse éthique à notre problème doit être minimalement argumentée et cela induit déjà par conséquent que la simple offre du marché médical, en tant que telle, ne peut pas suffire à légitimer l'introduction de telles techniques.

L'énorme quantité de littérature sur cette problématique est un signe indirect du fait qu'on a pensé nécessaire de légitimer de façon spécifique une telle introduction, et cela aussi de la part du personnel qui travaille directement dans ce domaine.

Ceux qui veulent d'une façon ou d'une autre limiter les possibilités d'accès aux techniques procréatiques par des arguments éthiques ont deux possibilités:

On peut partir du postulat que tout changement de l'ordre naturel de la procréation, prévue seulement dans un mariage monogamique et indissoluble par le biais de l'acte sexuel, serait en soi illicite, sans aucune prise en considération des conséquences des actes mis en œuvres ou omis.

On peut adopter une perspective dans laquelle la prise en charge de sa propre stérilité ou de sa propre réaction inconsciente à la fertilité est en soi légitime. L'effort de la réfle-xion éthique se déplace alors ici sur les moyens choisi pour obtenir le but proposé, et ce dernier est jugé à partir de considérations autour des conséquences ou autour des intentions qui sont en relation avec le choix de tels moyens.

La première perspective est appelée, dans le jargon des éthiciens, „déontologique" tandis que la deuxième reçoit le nom de „téléologique". Quelles sont les retombées spécifiques d'une telle distinction pour le problème qui nous occupe ici?

Celui qui argumente de façon déontologique dans ce domaine ne tends pas à s'arrêter aux significations existentielles assumées culturellement par la stérilité, mais il part de considérations de principe autour des buts de la communauté conjugale et des buts spécifiques de l'activité sexuelle en son sein. Ici sont reproposés les lieux classiques de la doctrine du mariage soutenus à l'intérieur de la tradition du droit naturel.

Dans l'horizon téléologique peuvent s'annoncer des considérations très diverses. Les réflexions les plus fréquentes renvoient aux intentions des conjoints touchés par des problèmes de stérilité et aux conséquences des efforts faits au travers des techniques anti-stérilité. Les conséquences peuvent se rapporter à la mère, au couple dans son ensemble, aux fils et filles engendrés dans ces conditions et à toute la société qui a institutionalisé de façon ordinaire l'emploi de telles techniques. Toujours dans un horizon téléologique, on retrouve aussi des considérations autour de la proportionnalité entre les buts et les moyens et cela se concrétise dans la problématisation de ce qu'on appelle les taux de succès des techniques procréatiques.

Comme on peut bien voir, indépendamment des raisons intrinsèques ou de types différents d'argumentations, la stratégie argumentative téléologique ouvre des horizons thématiques bien plus larges que ceux qui s'ouvrent à partir de considérations purement déontologiques.

Cette dernière perspective est pour ainsi dire obligée de s'arrêter seulement sur les aspects de principe déjà connus dans les discussions classiques d'éthique sexuelle et n'est pas en mesure d'assumer les aspects visibles seulement en perspective téléologique.

Vu que le jugement éthique sur les techniques procréatiques vient à se poser a parte post, c'est-à-dire après que leur introduction ait été institutionalisée, il me paraît désormais évident que la perspective téléologique permet une réponse articulée aux questions encore ouvertes, tandis que la perspective purement déontologique nous empêche d'entrer vraiment en matière, car elle s'arrête pour ainsi dire ante portas, sans donner des jugements concrets sur les différentes modalités de ces mêmes techniques.

Comment faut-il donc articuler un discours éthique qui prenne en compte les éléments qu'on vient de nommer sommairement?

2.1. Quelques attitudes préalables

Avant encore d'entrer in medias res, il me paraît ici opportun de rappeler la nécessité d'une attitude préalable, nécessaire si l'on est en situation „externe" ou respectivement „interne" au problème même. Ceux qui ne sont pas touchés directement par des problèmes de stérilité on souvent de la peine à comprendre ceux qui cherchent à lutter de façon efficace contre cette limitation. Indépendamment de considérations qu'on peut faire autour des moyens choisis, il faut réclamer un „devoir de sensibilité" de la part de ceux qui ont eu la possiblité d'avoir des enfants génétiquement à eux envers ceux qui n'ont pas eu ou ne peuvent pas avoir une telle possibilité.

D'autre part, il est légitime de demander à tous ceux qui sont touchés par ce problème de se sensibiliser à la différence qui persiste entre les techniques procréatiques et l'institution de l'adoption. Dans le premier cas, les techniques citées ne peuvent résoudre à la racine la stérilité mais elles donnent à la femme concernée la possibilité de pouvoir faire l'expérience d'une grossesse: on devrait ici parler davantage d'une „grossesse à tout prix" plutôt que d'un „enfant à tout prix".

Dans le cas de l'adoption, il y a aussi en plus un devoir préalable, de la part de la société, de s'occuper des enfants qui sont déjà nés, tandis qu'il n'est pas autant évident qu'un tel devoir existe aussi pour une génération d'enfants qui sont seulement désirés mais pas encore engendrés.

Toutes ces considérations ne veulent pas être directement normatives mais seulement appeler à une attitude préalable, pour mieux approcher le noyau dur de toute la problématique.

Une prise de position éthique dans ce domaine doit avant tout partir de l'hypothèse de travail que la stérilité ne peut en tout cas être interprétée comme l'expression d'une prétendue „volonté de Dieu" sur le couple concerné. Une telle volonté, même si, de façon absurde, elle pouvait être démontrée, enlèverait toute cette sphère d'action de la responsabilité morale de l'homme.

La stérilité doit donc être perçue comme un „manque" (j'expliquerai plus tard pourquoi on ne doit pas parler ici de „maladie tout-court") auquel il est licite de chercher une réponse efficace. Elle fait partie de ces réalités qui ne sont pas, par définition, soustraites à l'intervention de l'homme, intervention qui peut aller dans le sens de la correction ou de la substitution.

La tâche de l'éthique consiste dans la recherche d'une forme adéquate qu'il faut essayer de donner à cette légitimité de fonds en tenant compte de la valeur expressive des actions humaines, des intérêts en jeu, soit de la part du couple stérile, soit de celui ou celle qui va naître, soit aussi de la société qui met à disposition les ressources nécessaires et, en même temps, ressent les effets d'une telle intervention.

La première concrétisation d'une telle tâche de l'éthique consiste dans la recherche et dans la légitimation d'une catégorie fondamentale qui puisse „porter" le poids normatif des techniques procréatiques. Le débat contemporain se meut, à cet égard, entre les deux extrêmes qui tendent à voir dans ces techniques d'une part seulement un désir et d'autre part un vrai droit. Ces deux perspectives, si elles sont soutenues sans aucune intervention qui vise à les limiter, peuvent porter à des situations grotesques.

Ainsi celui qui tend à voir dans toutes conditions de stérilité une réalité à laquelle l'homme ne peut pas accéder et changer, cherchera à faire du désir de maternité ou paternité un „désir futile" ou une expression qui ne pourra être consolée que par des moyens non techniques. Dans ce cas le droit devra interdire l'accès à des moyens qui touchent à la sphère de la reproduction biologique.

Dans l'autre cas extrême, celui qui est touché par l'impossibilité de procréer pourra exiger qu'on mette en œuvre tous les efforts techniquement possibles pour „garantir" un „droit à la fertilité". Dans ce cas le droit devra être le plus permissif possible, afin qu'on puisse parler vraiment de la garantie et de la promotion d'un vrai droit.

Au-delà de ces deux positions extrêmes, il me paraît davantage fondé de tenir une position intermédiaire qui consiste à qualifier la demande de procréation d'intérêt légitime. Cette catégorie permet d'intervenir de façon efficace contre la stérilité, mais sans en même temps devoir prévoir des devoirs directs de tiers envers les couples stériles dans le choix des moyens. Ces derniers devront être choisis en prenant en compte aussi tous les autres intérêts légitimes en jeu. En d'autres termes, l'accès aux techniques procréatiques, vu qu'on ne se trouve justement pas devant un vrai „droit à la fertilité", devra être un accès réglé par des considérations qui peuvent aussi être extérieures au désir de procréation.

Ainsi le fait qu'une société donnée, par le biais du droit, limite l'accès à de telles techniques aux seules couples hétérosexuels stables en le déniant aux veuves et aux couples homosexuels me paraît bien fondé. L'argument qui fonde une telle limitation est donné par le droit à ne pas devoir subir a priori une discrimination dans sa propre socialisation familiale. Je me rends compte qu'un tel argument peut facilement tomber dans une sorte de cercle vicieux, car de telles discriminations sont elles-mêmes le résultat de pré-jugés éthiquement douteux. Mais même si cette considération correspond à la vérité, on ne peut pas se permettre, tant que ces préjugés resteront établis, de mettre la génération future dans un état de difficulté particulière, pour la seule satisfaction de nos désirs actuels. C'est à partir de la prise en compte des possibles discriminations futures qu'on postule des conditions préalables pour accéder aussi bien au don de sperme qu'au don d'ovules. Ces conditions sont à voir comme des réponses éthiques indirectes aux dissociations présentes dans les différentes formes de techniques procréatiques. S'il est vrai que, du point de vue purement extérieur, on se trouve face à une analogie „spéculaire" par rapport à la contraception (ici „procréation sans activité sexuelle directe" et dans la contraception „activité sexuelle sans effet procréatif"), il faut néanmoins reconnaître que les effets des deux procédures sont bien différents et donc que le jugement éthique devra être transformé à partir de ces différentes conséquences factuelles, soit pendant la procédure-même, soit à plus longue échéance dans les réactions sociales face aux nouveau-nés.

La discussion contemporaine s'est déjà penchée sur ces aspects de la problématique. Ainsi on a mis en évidence le fait de ne pas connaître le père génétique peut provoquer chez l'enfant, né à partir d'une insemination hétérologue, des conflits avec les parents „sociaux". La réflexion éthique devrait réagir très prudemment à de tels propos. En effet, s'il est vrai que de tels phénomènes peuvent se produire et qu'il faut certainement montrer de la compréhension pour de tels sentiments, il ne faut pas confondre hâtivement une réaction sociale due à la perception sociale d'un phénomène relativement rare avec une réaction spécifiquement éthique. Le donné culturel est certes important pour une réglementation juridique, mais il ne devrait pas porter, au moins dans ce cas spécifique, à la promulgation d'un vrai „droit" à la connaissance de son ascendance biologique. Cela pourrait privilégier celui qui est né sous ces conditions, par rapport aux enfants nés en dehors du mariage qui ne peuvent se réclamer d'un „droit absolu", mais seulement d'un intérêt légitime et bien fondé.

En d'autres termes, une réponse éthique aux défis de la procréation assistée devra prêter particulièrement attention aux possibles effets discriminatoires de réponses éthiques hâtives et chercher à différencier le plus possible ses propres affirmations.

2.2. Quelques nœuds de la discussion éthique

Il nous faut donc examiner les difficultés les unes après les autres, en évitant de les confondre entre elles dans un premier moment, et en les voyant en connexion réciproque plus tard: „dividendo et componendo cognoscitur".

Un premier nœud de la problématique est donné par la disjonction entre l'élément biologique et l'élément social. Si on examine avec attention notre vie quotidienne et les mécanismes qui y président, on verra qu'une telle disjonction est présente à tout moment, sans qu'il y ait tout de suite mise en discussion morale de ce même mécanisme. Certes, dans le cas qui nous occupe ici, la disjonction est volontaire et planifiée et cela pourrait expliquer en partie le malaise diffus qui l'accompagne. La réflexion éthique devra à ce propos chercher à interpréter les causes profondes de ce malaise et d'en voir les imnplications liées aux valeurs, mais sans pour autant tomber dans le piège d'une désapprobation morale due seulement au fait de la disjonction en tant que telle.

Un deuxième nœud normatif est lié de façon spécifique à la technique de la fécondation in vitro. Cette dernière, pour être mise en œuvre de façon efficace, fait recours à des embryons qui peuvent être cryoconservés et seulement partiellement implantés. Une telle technique, pour pouvoir s'autolégitimer, doit présupposer un statut de l'embryon tel que soit exclue une protection aussi absolue que celle d'une personne déjà née. Mais la discussion autour de ce statut n'est certainement pas close et surgit donc ici le problème ultérieur de l'introduction de pratiques qui font référence à des positions de type métaphysique, qui ne peuvent être discutées et résolues à partir seulement de l'observation empirique. Faut-il continuer ave la pratique, même s'il n'y a pas encore de consensus sur ce nœud? Quand y aura-t-il un consensus obtenu démocratiquement? Le manque de consensus est-il suffisant pour légitimer un moratoire dans ce domaine? Autant de questions qui méritent une discussion dans le détail et non pas une „guerre de positions" comme c'est en partie le cas dans notre pays, surtout après le vote de mai 1992 sur le nouvel article constitutionnel.

Un troisème nœud normatif est relativement nouveau dans la discussion éthique et mériterait un approfondissement particulier. Il s'agit ici de la considération toujours plus précise de la relation entre fins et moyens dans ce domaine. S'il est vrai que les ressources sanitaires sont aussi limitées que beaucoup d'autres ressources dans une société donnée, alors il faut reconnaître, au moins en ligne de principe, que de telles ressources doivent être distribuées de façon équitable. Cela dit, il faut avant tout reconnaître qu'une telle exigence n'est pas spécifique à la sphère de la médicine de la reproduction et que, même si l'interrogation est pertinente, il n'en découle pas encore nécessairement comme conséquence une prohibition de ces mêmes techniques, mais au plus leur réglementation aussi en perspective „éthico-économique".

Il s'agissait ici d'exigences de „macrojustice" dans la distribution équitable des ressources. Mais il y a aussi une exigence de „microjustice" lorsque, à l'intérieur d'un groupe limité de patients se forment des „listes d'attente" pour l'accès à une technique de pointe non disponible à tout moment. Tel est le cas, dans notre domaine, pour ce qui est de la fécondation in vitro et autres techniques analogues. On devrait ici, à mon avis, chercher à diminuer les situations qu'on pourrait qualifier comme „arbitraires", sinon injustes, en excluant de la liste les personnes dont la cause de stérilité n'est pas de type organique, ou, formulé de façon positive, essayer d'interprêter de façon stricte l'indication médicale pour l'accès à la dite procédure. En faisant cela, on ne pourra évidemment pas exclure toute forme d'aribtraire, mais on pourra au moins essayer de les limiter.

Un dernier élément d'ambivalence dans le jugement des techniques de procréation assistée est donné par la discussion autour de l'image de la femme qui serait prônée indirectement par de telles possiblités techniques. On pourrait dans un premier temps penser que de telles possibilités puissent devenir, pour les femmes touchés par les problèmes de stérilité, comme une sorte d'instrument d'émancipation (surtout l'insémination pourrait dispenser de toute rencontre avec un partenaire mâle). Mais si on y réfléchit davantage, on devra bien reconnaître que ces technique, en fixant le désir et l'intérêt de la femme sur la grossesse, renforcent indirectement les standards traditionnels selon lesquels une femme ne se réaliserait pleinement que si elle peut accéder à l'expérience physique de la maternité.

Tous ces „nœuds", qu'on vient d'évoquer de façon sommaire, ne sont pas en mesure, pris en eux-mêmes, de résoudre définitivement tous les conflits qu'on rencontre sur le chemin de ces pratiques. Il est encore moins possible, à partir de leur évocation, de postuler une stratégie juridique pleinement satisfaisante. La réflexion, malgré la quantité énorme de littérature qu'on pourrait citer ici, ne vient que de commencer.

Ce n'est que par des négations partielles de réponses extrêmes qu'on pourra prendre le chemin qui devrait nous mener à bonne fin.

3. Comment sortir des difficultés?

Ceux qui auront suivi les réflexions exposées jusqu'ici comprendront qu'il n'est pas possible de prôner, et cela justement à partir de considérations spécifiquement éthiques, une stratégie juridique qui aille dans le sens d'une prohibition absolue de ces possiblités techniques. Les conséquences d'un tel prohibitionnisme seraient bien plus graves que les prétendus manquements moraux dus à une législation libérale: pensons seulement à la possibilité d'un „marché noir" du sperme dans le cas de l'insémination et à la commercilisation possible de la fécondation in vitro. La situation de „double morale" qui y serait liée est éthiquement encore plus négative, car elle pourrait suggérer une fausse idée des idéaux éthiques et des arguments qui les justifient.

Il me paraît donc important de surmonter une telle perspective en positif en soulignant avant tout la nécessité, non seulement technique mais aussi éthique, de prévenir aux mieux les situations de stérilité en combattant les facteurs de danger.

Toujours dans le domaine de la prévention, il faut souligner l'importance de l'étude des causes psychologiques de la stérilité et la renonciation à un acharnement technique dans de pareils cas.

En d'autres termes, l'accès auch techniques procréatiques devrait éthiquement être réglé par une indication médicale stricte et non pas seulement à partir d'un désir de grossesse, car ce dernier ne peut pas être interprété comme un vrai „droit, mais au plus comme un „intérêt légitime". Certes, les possibilités de contrôle sur ces critères ne sont pas toujours les mêmes. Dans le cas de l'insémination par donneur externe, il faut savoir que ces possibilités sont très limitées et que donc une attitude „libérale" pourrait au plus empêcher qu'une telle pratique puisse devenir „sauvage".

La perspective éthique de fond reste en tout cas celle qui légitime le recours à de telles techniques comme „ultima ratio", qui, à son tour, renvoie à quelques critères qui devraient servir non pas à fonder un impératif catégorique, mais un jugement électif entre différentes alternatives. Parmi les critères qui peuvent connoter une décision d'ultima ratio, je cite ici quelques unes qui me paraissent particulièrement pertinents.

Le caractère radical de la technique même joue un rôle important dans l'appréciation éthique des choix en jeu ainsi que l'intensité de l'hétéronomie induite par cette dernière. Plus la dissociation entre l'élément biologique et social augmente, plus difficile sera aussi l'intégration psychologique et morale des actions menées.

Le critère qu'on vient de citer ne devra pas être en tout cas décisif à lui seul. En effet, il faudra tenir compte de l'indication médicale spécifique dans chaque cas particulier. Ici s'annonce une tâche difficile pour le droit. Si d'une part ce dernier devra évaluer les valeurs mises en évidence ou en danger par une technique, d'autre part il devra aussi (et cela pour des motifs éthiques de justice) garantir une égalité des opportunités des hommes et des femmes face à l'accès à la procréation. Concrètement il faudra, à partir justement de considérations éthiques sur l'équité entre les sexes, ne pas régler l'insémination hétérologue et la fécondation in vitro de façon diamétralement différente, car cela porterait à une discrimination d'un des deux sexes. Les deux techniques répondent en effet respectivement à la stérilité chez l'homme et chez la femme.

Les intérêts de la recherche dans ce domaine sont certainement pertinents, mais pas déterminants. Il faudra les considérer en donnant la priorité aux droits des personnes impliqueés directement.

Entre tous les intérêts légitimes en jeu, ceux de celui qui n'a structurellement pas la possibilité de les exprimer, c'est-à-dire l'enfant à naître, surtour l'intérêt et même le droit à ne pas être discriminé à l'avance par le choix technique dont il est l'objet, doivent avoir le primat.

Ces critères doivent présider aux décisions, même s'ils ne peuvent pas constituer de „recette" pour la gestion de tout cas concret. Il reste, malgré toute recherche de sens et de cohérence dans ce domaine, une sorte d'ambivalence qui caractérise toute la sphèere de la reproduction assistée. Malgré cela, il ne faut pas tomber dans une forme de cynisment éthique mais, tout en sachant qu'il n'y a pas de perfection en éthique, persévérer dans la voie de ce qui est juste et bon.