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Psychologie et Ethique médicales

Adolescence, identité et prévention des MST

Clément Rizet
psychologue – chargé de cours à l’Université René Descartes Paris V -(France)

Cette modeste réflexion se donne comme cadre les conduites sexuelles à risques des adolescents. Les enjeux identitaires y sont cruciaux et placent la sexualité au centre d’une problématique typiquement adolescente, qui articule narcissisme et relations d’objet avec l’expérience au sens propre et fort du terme de son origine latine : ex-perire, ou échapper au péril en français. Ainsi, la position même de la mort est engagée comme butée épistémique et développementale au sein de cet âge qui ne saurait se réduire à une adaptation à un nouveau corps.

François Ladame rappelle, dans son dernier ouvrage (Ladame, 2003), que la construction identitaire ne s’achève qu’à l’issue de l’adolescence. La question des limites y est cruciale : limites entre le soi et le non soi, limites entre dedans et dehors, qui structurent la relation à l’autre, malgré l’aliénation à cet Autre qu’organise le stade du miroir (Lacan). La « peau psychique » (Anzieu, 1985), pour le dire autrement et avec les mots d’un autre, détermine l’enveloppe identitaire du sujet. Le corps érogène est l’analogon de cette Image inconsciente du corps, issue des premiers investissements parentaux (Winnicott, 1975), qui limite l’identité du sujet vis-à-vis de son intériorité, et donc simultanément de l’extérieur. Cette limite est une surface double, orientée vers l’interne et vers l’externe où elle prend forme sexuée. C’est pourquoi l’identité est par définition sexuée, dans la mesure où elle est constituée. C’est une des conditions d’accès au symbolique, avec les autres exigences structurales de l’Œdipe : interdit de l’inceste, du meurtre, du cannibalisme et différence des générations.

Mais d’autres limites, plus externes, sont mises à la question par l’adolescent en devenir, signant aussi par là son parcours au sein du processus de subjectivation : il s’agit de la règle sociale. Cette dernière, tout entière dévolue à l’Ordre symbolique, tend à être constamment subvertie par le sujet, tant qu’il croît devoir la transgresser pour exister. Il y insiste parfois d’une obstination rebelle, en réponse peut-être à la violence que lui renvoie l’adulte dans la crainte d’être supplanté par ce jeune « sauvage ». Mais funeste est parfois le destin de celui qui transgresse, si l’adulte le place en situation paradoxale, c’est-à-dire impensable, indécidable autrement que dans l’acte subversif, lui tendant un triste miroir aux alouettes qui l’entraîne vers sa propre destruction. Il faut donc rappeler que les plus « purs » représentants de cet Ordre pré-établi que sont gendarmes et policiers, ou adultes enseignants ou bénévoles de la prévention, se sont enquis il y a peu de montrer aux adolescents comment utiliser un préservatif, tout en leur interdisant une sexualité qui s’en passerait ! Ces mêmes adultes font partie à ce jour de la cohorte des « nouveaux » contaminés par le VIH… Juste retour de bâton qui vit les adolescents s’engager massivement, après la belle démonstration interdictrice, dans des relations sexuelles non protégées ? On ne badine pas avec l’amour !

Les relations sexuelles à l’adolescentes se déroulent dans la même ambiance passionnelle que n’importe quelle rencontre à cet âge : fusion et persécution. Philippe Jeammet (Jeammet, 2000) prend comme prototype de l’adolescence l’état amoureux, tel qu’il a été mis en évidence par Christian David (David, 1971). L’état amoureux se caractérise par une ouverture de l’enveloppe psychique et du corps à l’autre, ouverture inconditionnelle, faisant de l’objet une sorte de compagnon du moi. Cet objet, ainsi absorbé, ou bien s’installe durablement (ce qui ne va pas sans créer quelques difficultés) ou bien finit (parfois rapidement) par être rejeté car perçu comme persécuteur par le moi. L’espace psychique élargi (Jeammet), qui caractérise le fonctionnement adolescent, fait de lui un être fragile. Est-ce par hasard que certaines entrées dans la psychose schizophrénique se fassent au décours d’une première tentative de relation sexuelle ? L’une de nos patientes adolescente, mis deux ans à accepter l’autre en elle, physiquement et psychiquement. Elle « jouait » avec eux : elle eut pendant cette période quatre « amants », qu’elle acceptait, puis rejetait violemment, dès qu’elle se sentait attaquée intérieurement par eux ! C’est la métaphore de la chambre, espace et enveloppe de projection de l’intimité psychique et sexuelle-génitale de la jeune fille, qui lui permit de penser ce fonctionnement manichéen, dont les excès se mesuraient à l’aune des remaniements identitaires, du flou des limites.

Prévenir les conduites sexuelles à risques des adolescents passe par un travail sur l’identité. C’est parce que le « trop rapproché » terrorise et menace les limites identitaires qu’il est recherché de manière conjuratoire, en forme de défi. Les "trois D" de Jean-Pierre Chartier nous semblent ici trouver pleinement leur expression, en tant que structure du passage à l’acte : défi, délit, déni (Chartier) ! Défi, nous venons de l’exprimer. Délit car transgression. Déni car déni du risque ! Comment dans la fusion désirée ou conjuratoire, pourrait-on tolérer la moindre barrière : les enveloppes s’ouvrent à l’ordre de l’avancée pulsionnelle. Ce n’est pas la réalité qui est niée par l’adolescent, c’est le risque ! Le déni permet de se croire protégé du risque d’annihilation identitaire, de masquer ou d’éjecter le risque d’effraction des limites… mais hélas, il ne protège nullement du réel ! Le réel, l’intransformable, l’irreprésentable que sont la maladie et la mort s’inscrivent ici en butée, limite inexorable de l’élaboration que le principe de plaisir de l’état amoureux a seul convoqué !

Il est des situations où l’effraction des limites, et des défenses qui les renforcent, est telle, qu’elle semble devoir être poursuivie à jamais ! C’est le cas des personnes qui se prostituent, qui auraient, selon les études, été 60 (Frappier et al., 1996) à 80% (Marwitz et al., 1993) à avoir été abusées sexuellement, et qui vivent dans la répétition de l’acte qu’ils ont subi. Une sorte de syndrome psycho-traumatique en permanence « rejoué » par ces jeunes ? Des recherches québecquoises montrent aussi la fréquence des abus sexuels passés dans l’histoire de vie des adolescents qui vivent dans la rue (Frappier et al., 1995). Le piercing, en tant que mise à l’épreuve et mise en évidence des limites corporelles, chez ces jeunes des rues, est une constante, dans la population que nous avons nous-même rencontrée à Montréal et en France à La Rochelle, à Paris et dans sa banlieue.

L’utilisation des préservatifs par les adolescents qui vivent dans la rue, est plus que précaire, voire aléatoire. Le mode de survie principal étant la prostitution, ils sont exposés aux mêmes risques que toute la population prostituée : refus de l’utilisation du préservatif par les clients, un usage considérable de drogues afin de supporter les viols pluri-quotidiens rendant l’utilisation du préservatif plus qu’hasardeuse, échange de seringue dans un esprit enfantin de « partage du sang pour devenir frères de sang ». On retrouve ici les dimensions de défi, de déni et délictueuse mêlées, à valeur probablement ordalique également (Le Breton, 2002).

Ainsi, on voit apparaître progressivement la prévention des conduites sexuelles à risques auprès des adolescents comme une gageure ! Pourtant, il nous semble que si certaines pistes existent, elles résident du côté de la construction identitaire. Certes, seules des bases narcissiques suffisamment solides permettent la traversée des turbulences adolescentes (Ladame, id.) sans menacer la construction identitaire. Mais, ce que nous savons aujourd’hui des conséquences des ruptures d’attachement (Pierrehumbert, 2003) ou des discontinuités relationnelles de la petite enfance (Winnicott, id.) doit nous amener à poser, dès les premiers temps de la vie, un cadre thérapeutique-préventif adéquat, c’est-à-dire là où il faut. Or, seules des institutions peuvent accueillir un tel cadre : par exemple l’intervention précoce de nature psychologique et relationnelle auprès de la dyade bébé-mère en maternité est d’un ressort inestimable, car ici se cristallisent bien des mises à distances relationnelles regrettables, des écarts dans ce que Daniel Stern nomme la danse qui harmonise la relation précoce entre la mère et l’enfant… Des centres de prévention permettent de créer des lieux de parole et d’écoute des premiers avatars des relations enfants-parents et de former le personnel enseignant, éducatif, judiciaire, etc. Des accueils familiaux permettent d’écouter les difficultés parentales et d’initier des interventions plus ciblées sur l’adolescent en souffrance. Enfin, il semble que le renforcement de toutes les activités créatives, c’est-à-dire sublimatoires, ait toute son importance, dans la mesure où l’identité s’y construit à travers le processus subjectivant et la reconnaissance des autres qu’elles induisent.