Psychologie et Ethique médicales
Le soi et Rôle professionnel
Jean-Gilles Boula
Chargé de cours en Sciences Humaines - Webster University - Genève
Introduction
Comment décidons-nous de ce que nous sommes ? Lorsque nous répondons à la question « Qui suis-je ? », nous pouvons produire la liste suivante : « infirmière, spécialiste clinique, chercheur, épouse, célibataire, médiocre joueur de piano ou de guitare, mère, native de Toulouse ou de Paris, grande, petite, originale, timide avec les étrangers, amicale, française, drôle, hédoniste… ». Cette liste démontre à l’envi qu’il existe différents types de processus de définition de Soi, c’est-à-dire différentes façons de se définir, ce dont nous allons traiter dans le présent module, en même temps que nous montrerons les effets de sens des modalités pratiques et professionnelles de ces définitions.
La notion de Soi occupe une place importante en psychologie sociale et en psychologie de la personnalité. Il suffit de constater l’importance de la liste d’études où le terme « self » (Soi en anglais) apparaît comme préfixe : self-awareness (prise de conscience de Soi), self-concept (concept de Soi), self-consciousness (conscience de Soi), self-control ( contrôle de Soi), self-esteem (estime de Soi), self-disclosure (révélation de Soi), self-efficacy (auto-efficacité) self-image (image de Soi), self-monitoring (contrôle de l’image de Soi), self-perception (auto-perception), self-handicaping (auto-handicap), self-presentation (auto-présentation), self-regulation (autorégulation), self-schema (schéma de Soi), self-serving (auto-complaisance), self-verification (autovérification). Mais quelle définition du Soi recouvre cette richesse de notions qui lui sont liées ? Il n’existe pas, bien évidemment, une seule réponse. Ainsi, pour tenter de rendre plus compréhensible cette notion de « Soi », les théoriciens du Soi et de l’identité paraissent-ils s’accorder sur le fait que le Soi contiendrait une variété de représentations. Les représentations de Soi seraient cognitives et/ou affectives – ces dernières correspondent aux auto-évaluations positives et négatives -, de formes verbales, neuronales ou sensori-motrices, ou sous forme d’images. Elles représenteraient le Soi dans le passé et le futur aussi bien que dans l’ici et maintenant ; elles seraient ainsi des représentations du Soi actuel et du Soi possible. Certaines seraient organisées dans des structures contenant à la fois une base de connaissances bien élaborées et des règles de production pour savoir comment se comporter dans certains types de situations. D’autres conceptions seraient plus provisoires, construites sur le lieu d’une interaction sociale particulière comme il s’en trouve au lieu du travail tel l’hôpital, ou toute autre institution médicale, pour ce qui est de l’infirmerie.
Mais qu’est-ce exactement le « Soi » ? Pour commencer, considérons notre propre « Soi », en essayant de répondre en trois ou quatre lignes, à la question : « Qui êtes-vous » ? La recherche actuelle sur le Soi s’intéresse à la façon dont nous nous définissons (concept de Soi), nous nous évaluons (estime de Soi), et nous « nous présentons » à autrui aussi bien qu’à nous-mêmes (présentation de Soi). Nous allons aborder tout à tour ces différentes composantes de notre Soi, c’est-à-dire ces différents éléments qui nous permettent de répondre à la question : « Qui êtes-vous ? », essentiellement sur le plan professionnel, mais sans étanchéité avec le reste.
Principales composantes du Soi
Pouvons-nous imaginer une vie cohérente et signifiante sans un sentiment clair de ce que nous sommes ? Premièrement, la capacité d’autoréflexion est nécessaire pour que les individus aient le sentiment de comprendre leurs propres motivations et émotions ainsi que les causes de leurs comportements. Deuxièmement, le Soi est fortement influencé par les facteurs sociaux et environnementaux. Notre façon de penser et d’essayer de nous présenter est, en effet, largement dépendante des individus qui nous entourent. Le vieil adage « dites-moi qui vous fréquentez, je vous dirai qui vous êtes » ne serait pas si erronée que cela puisse apparaître, tout compte fait. Et globalement, nous pouvons considérer que ce Soi social est structuré par trois composantes : l’affect, le comportement et la cognition, comme le montre la figure 1.
A - Le concept de Soi : la composante cognitive
Si nous allons à une soirée bruyante, et que quelqu’un à l’autre bout de la pièce mentionne notre nom, nous vivons ce qu’on appelle « le phénomène de la soirée de cocktail » (le « cocktail party phenomenon » des anglo-saxons), c’est-à-dire la capacité à capter un stimulus pertinent pour Soi au sein d’un environnement complexe (Moray, 1959). Pour les psychologues cognitivistes, ce phénomène indique que les individus sont sélectifs dans leurs perceptions des stimuli. Pour les psychologues sociaux, il illustre le fait que le Soi n’est pas seulement un stimulus social parmi d’autres : il est le plus important objet de notre attention.
Le concept de Soi : un concept à la fois stable et malléable
Les recherches sur la composante cognitive du Soi, que nous nommons ici concept de Soi, révèlent deux aspects opposés : il peut être malléable et fortement influencé par les contextes (e.g., McGuire et McGuire, 1988) comme stable et résistant au changement (e.g., Swann, 1985). Il s’agit ici de reconnaître qu’une professionnelle ne peut espérer passer autant de temps dans son lieu sans subir de changements considérables dans sa personnalité. Aussi pensons-nous qu’il est important, voire essentiel, qu’une attention particulièrement alertée soit portée à la manière dont le Soi se vit et se décline au lieu de travail.
Stabilité générale et malléabilité locale
Les changements temporaires provoqués par des circonstances sociales particulières comme l’institution hospitalière, se reflètent dans les contenus d’un concept de Soi au travail. Ce concept de Soi au travail suppose un autre, celui de Soi accessible (Cantor et Kihlstrom, 1986). En d’autres termes, les représentations de Soi formant le concept de Soi complet ne seront pas accessibles à tout moment. Bien que le concept de Soi demeure sur de nombreux aspects assez stable, cette stabilité peut masquer des modifications locales notables survenant quand l’individu répond aux événements de l’environnement social et/ou professionnel, et susceptibles de promouvoir l’épanouissement de la personnalité, ou au contraire causer une pathologie de Soi au lieu de travail. Le concept de Soi de travail, ou concept de Soi du moment, est vu comme un domaine de connaissances accessibles, continuellement actif et changeant (Markus et Wurf, 1987). Il est constitué de certaines conceptions de Soi centrales associées à des conceptions de Soi plus provisoires liées aux circonstances prédominantes. Ainsi le concept de Soi au travail est une structure temporaire constituée d’éléments accessibles issus de la collection des conceptions de Soi, organisées en une configuration déterminée par les événements sociaux du moment. Dès lors, bien des études révèlent, dans leurs résultats, une certaine malléabilité du Soi (Fazio, Effrein, Falender, 1981). Ce modèle dynamique du concept de Soi (e.g., Markus et Wurf, 1987) tend à montrer qu’il n’existe pas de Soi fixe et statique mais seulement un concept de Soi habituel, construit à partir de nos propres expériences sociales ou professionnelle. En traitant du Soi dans ce module, nous voulons montrer que les interactions sociales dans l’exercice de la profession constituent en elles-mêmes des conditions de possibilité de l’épanouissement ou au contraire de l’aliénation au travail, ainsi que l’a très bien montré Christophe Dejours et son équipe dans son laboratoire à Paris (cf. Travail et usure mentale, Paris, Ed Bayard, 1993) …).Pour continuer de s’interroger sur la possibilité d’une coexistence entre malléabilité et stabilité à l’intérieur de la composante cognitive du Soi, nous pouvons nous demander comment, dans l’institution hospitalière, les individus tissent ensemble des conceptions de Soi variées. Les individus effectuent, en effet, une réécriture permanente de leur histoire pour entretenir un sentiment de stabilité. Une telle conception est supportée par des recherches sur le rappel autobiographique. Ces dernières alimentent l’hypothèse d’une réécriture fréquente, de la part des individus, de leur histoire personnelle pour supporter une vue de Soi cohérente avec leur représentation de Soi actuelle (Ross et Conway, 1986).
Le rappel autobiographique
Ross et Conway (1986) proposent un modèle où le rappel autobiographique serait un processus reconstructif médiatisé par les croyances des individus quant à la stabilité de leur Soi. Plus précisément, Ross considère que la mémoire autobiographique est, en partie, un processus de reconstruction guidé par des théories implicites sur le changement et la stabilité. Sa théorie développe l’argument suivant : quand un individu se remémore son propre passé, il évalue en fait les connaissances et croyances passées à partir de ses connaissances et croyances actuelles. Autrement dit, l’infirmière qui récupère en mémoire un événement professionnel du passé pertinent pour elle le fait à partir de ses connaissances actuelles sur elle-même et son expérience. Si une professionnelle estime qu’elle n’a pas changé avec le temps, alors elle pensera que sa connaissance actuelle est une représentation exacte de sa connaissance passée de son exercice professionnel. Elle basera dès lors le rappel d’un souvenir passé sur sa connaissance actuelle. En revanche, si une personne estime que son passé professionnel est différent de ce qu’elle est actuellement, alors, par reconstruction, sa connaissance actuelle sera modifiée pour être conforme avec l’idée qu’elle se fait de son passé professionnel empirique. Elle pourra ainsi considérer cette connaissance actuelle modifiée comme une représentation de sa connaissance du passé. Par exemple, si une infirmière s’estime plus sociable et compétente aujourd’hui qu’il y a dix ans et si on lui demande de se rappeler un épisode (en rapport avec la compétence et la sociabilité) qui s’est déroulé dix ans auparavant, une stratégie de reconstruction consisterait :
- à évaluer d’abord quelle action elle pense être capable de faire aujourd’hui (évaluation basée sur ses croyances actuelles sur sa compétence et sa sociabilité), puis
- à modifier ensuite cette action actuelle sur la base de sa croyance sur sa compétence et sa sociabilité passées (c’est-à-dire ici rendre moins compétente et sociable son action)
Ce modèle de Ross et Conway (1986) prédit ainsi que le rappel de souvenirs sera conforme à la réalité quand l’infirmière croit qu’il y a stabilité du Soi et de la connaissance à travers le temps et que cette stabilité est réelle. Il prédit également que le rappel de souvenirs sera déformé si une personne croit :
- que le Soi a changé avec le temps alors qu’en réalité il n’a pas changé ; ou
- que le Soi a été stable à travers le temps, alors qu’en fait la connaissance a changé.
Il se pourrait que ce soit la volonté de donner une image stable à autrui (collègue) qui informerait le sentiment de stabilité du Soi. On peut dès lors légitimement se demander s’il est plus important pour une infirmière, clinicienne de surcroît, d’avoir pour elle-même une vue stable d’elle-même ou qu’autrui (collègue) ait une vision stable d’elle. Si l’on en croit Codol, « il est bon de se montrer cohérent et fidèle à soi-même » (1984, p.526). Mais qu’est-ce qui sous-tend ce sentiment de stabilité chez un individu ?
Les croyances sur Soi
La force des croyances des individus sur eux-mêmes semble être un élément fondamental dams la clarification du problème de la stabilité du soi.. Les recherches de Markus et Sentis (1982) ont montré que les images de Soi peuvent être envisagées comme relativement durables et stables lorsqu’elles sont basées sur des croyances su Soi fortes et bien définies sur des dimensions spécifiques. Ici il s’agit du Soi professionnel. En effet plus une professionnelle fait montre de compétence reconnue par les autres sur des critères professionnels précis, plus elle acquiert une croyance sur Soi forte. J’insiste sur les critères professionnels précis, et non sur des velléités idéologiques de la compétence, simple « ersatz » rhétorique. En revanche, les croyances sur Soi les plus faibles seraient aisément modifiées par l’émission de comportements contradictoires. En d’autres termes, moins la professionnelle infirmière est assurée sur la pertinence de ses actes, plus ses croyances sur Soi sont faibles, et plus aussi elle devient manipulable et hétéronome. Les malaises ressentis au lieu de travail découlent de cette hétéronomie et de cette vulnérabilité. L’aptitude au changement dépend, en effet, d’un Soi relativement stable qui médiatise les actions des individus en proie à la diversité des circonstances sociales sur le plan professionnel, c’est-à-dire à la confrontation des situations professionnelles lorsque la professionnelle dispose d’outils opératoires adéquats et attestés par les paires. Une caractéristique importante du concept de Soi est à l’origine des conditions nécessaires pour entraîner des changements dans la conception de Soi. Ce qui nous paraît important, à ce niveau de la discussion, est que le concept de Soi est en effet construit sur la base à la fois de forces chroniques telles que les connaissances sur Soi et de forces temporaires telles que les motivations actuelles informées par les exigences professionnelles au lieu de travail. La capacité des infirmières à construire des croyances désirées et optimistes sur le plan professionnel et individuel sera contrainte en conséquence par des exigences de plausibilité et de réalité, imposées par leurs propres croyances sur elles-mêmes en tant que professionnelles, à condition que ces croyances s’ordonnent sur des compétences éprouvées et attestées. Ces conditions à remplir ou ces contraintes nécessaires aux changements du concept de Soi impliquent, plus généralement, que les infirmières n’en viennent pas à croire toute chose uniquement parce qu’elles souhaitent la croire. Ainsi, dans les recherches de Kunda et Sanitioso (1989), les changements dans les conceptions de Soi paraissent être contraints par les croyances sur Soi relevant des critères rationnels et professionnels, dans la mesure où les sujets tendent plutôt à récupérer des preuves montrant qu’ils possèdent ces attributs, et ils changent leurs concepts de Soi professionnel seulement dans une proportion autorisée par leurs propres connaissances sur eux-mêmes. Par exemple, lorsqu’on fait en sorte que les infirmières croient qu’un attribut donné conduit au succès, elles vont émettre l’hypothèse qu’elles possèdent cet attribut. Elles conduiront alors une recherche en mémoire pour déterminer si l’hypothèse est vraie, ne réalisant pas que leur recherche est probablement biaisée dans le sens d’une confirmation d’hypothèse ( Greenwald, 1980). Bien que de tels changements dans les concepts de Soi soient probablement temporaires, Kunda et collaborateurs (Kunda et Sanitioso, 1989 ; Sanitioso, Kunda et Fong, 1990) pensent qu’ils auront certainement des conséquences puissantes. En d’autres termes, les éléments qui nous définissent le mieux sont stables alors que ceux qui nous caractérisent moins bien évoluent avec la situation, notamment le rôle professionnel dont nous savons qu’il est incomplet, par définition. Ceci revient à dire que pour que le Soi professionnel change, une croyance forte, définie par la compétence sur le plan professionnel, est nécessaire à condition de croire que le Soi professionnel est foncièrement incomplet, et qu’exercer une profession revient à améliorer son exercice.
Le concept de Soi, ou composante cognitive du Soi, peut en effet être considéré comme stable dans le sens où l’univers des conceptions de Soi est relativement stable, mais il apparaît comme malléable en raison des changements intervenant sur les contenus du concept de Soi de travail, notamment au lieu de travail, si tant est qu’une professionnelle a une attention particulièrement alertée sur les apprentissages à faire au lieu de travail dans l’exercice de sa profession. La conception de Soi dont nous traitons dans ce petit aperçu concerne essentiellement le Soi professionnel qui, en raison de son importance dans l’organisation et la santé mentales, exige des analyses plus fines.
Qu’est-il de la conception affective du Soi ? Y trouvons-nous aussi des critères de stabilité et de malléabilité comme précédemment dans la conception cognitive du Soi
B - L’estime de Soi : la composante affective
Que pensez-vous de vous-même ? Êtes-vous capable de faire certaines choses aussi bien qu’autrui ? Êtes-vous satisfaite de votre travail, de votre apparence et de votre personnalité ? Ne vous sentez-vous jamais inutile ? Êtes-vous optimiste quant à votre avenir ?
Quand il s’agit de Soi, les infirmières ne sont pas toujours objectives, décontractées et dépassionnées. En fait, c’est presque toujours l’inverse : nous sommes, comme tout individu, fortement émotionnels et auto-protecteurs. Ainsi, passons-nous du fortement cognitif concept de Soi à l’estime de Soi, composante plus affective de Soi. C’est que nous ne réagissons évidemment pas sans passion à nos autoconceptions. Une professionnelle des soins peut se décrire comme une médiocre pianiste ou une médiocre joueuse de guitare, elle s’auto-évalue. Par ailleurs, elle peut être un chercheur, une excellente infirmière clinicienne, une bonne épouse, une excellente mère. Pour certains chercheurs, les concepts de Soi se construisent à travers les interactions avec autrui. Et ils sont nombreux à penser que nous effectuons également nos auto-évaluations à partir du même processus, et plus précisément en nous comparant avec autrui. Par exemple, les individus avec des professions à statut élevé tendent à avoir une forte estime de Soi (Bachman et O’Malley, 1977). Quand nous nous comparons à autrui, nous ne sommes pas complètement objectifs, et nous semblons souffrir d’un biais d’auto-complaiance. Plus précisément, nous avons tendance à estimer que nous sommes davantage responsables de nos succès que de nos échecs.
Les chercheurs Tesser et Campell ont trouvé que nous nous comparons généralement aux autres en utilisant des dimensions sur lesquelles nous sommes particulièrement compétents (Tesser, 1988). Vraisemblablement, notre recherche d’informations est motivée par le désir de maintenir une évaluation de Soi positive et quand notre estime de Soi est menacée, nous nous empressons de trouver quelqu’un de plus mauvais pour nous comparer à lui (Gibbons et McCoy, 1991). Il existe d’ailleurs de multiples données montrant que la plupart des individus essaient de maintenir une bonne image d’eux-mêmes : c’est ainsi qu’à titre d’exemple 90 % des hommes d’affaires s’estiment supérieurs à l’homme d’affaire moyen, 70% des individus sortis de grandes écoles en France considèrent avoir des capacités de gestion au-dessus de la moyenne (seulement 2% estiment être en dessous), 90% des professeurs de lycées s’estiment supérieurs à leurs collègues (Blackburn, Pellino, Boberg et O’Connell, 1980 ; French, 1968 ; Myers, 1987). Ces quelques illustrations permettent de constater d’ores et déjà l’importance jouée par l’estime de Soi dans la vie d’un individu.
Dans la littérature psychologique, le concept d’estime de Soi regroupe ou est synonyme de plusieurs concepts : auto-évaluation, valeur de Soi, etc., mais c’est le terme d’estime de Soi qui est le plus couramment employé. Les individus ne développent pas seulement une description d’eux-mêmes dans des situations particulières, ils forment aussi des évaluations d’eux-mêmes. Reste donc à définir les conditions de possibilité non seulement pour que ces situations particulières produisent compétence et expertise, mais aussi pour que des évaluations de Soi reposent sur des critères de compétence professionnelle, afin de rendre ces description et évaluation de Soi les seuls substrats de définition de Soi au travail et dans des transactions avec des collègues et les patients pour le professionnels de santé. Parmi les chercheurs s’intéressant à l’estime de Soi, beaucoup font une distinction entre une estime de Soi qui serait une composante globale auto-évaluative du Soi et un concept de Soi qui serait un ensemble multidimensionnel de composantes auto-descriptives, spécifiques à un domaine (Rosenberg, 1979), pour nous, la profession infirmière. Cette distinction n’est pas universelle et de nombreux chercheurs – même parmi ceux qui distinguent ces termes à un niveau théorique – utilisent de façon interchangeable ces expressions. Cependant, en dépit du manque d’accord entre les théoriciens de l’estime de Soi, il existe au moins un point de convergence en ce qui concerne ce concept. Ils conçoivent tous l’estime de Soi comme un composante centrale du Soi (e.g., Greenwald, Belleza et Banaji, 1988). Ainsi les perceptions de Soi sont fortement liées aux buts et valeurs des individus, c’est-à-dire celles qui influenceront fortement leur sentiment global de valeur de Soi (Pelham et Swann, 1989). Mais comment se comportent ce sentiment global de valeur de Soi : est-il temporellement stable ou influence-t-il par exemple les humeurs ?
Stabilité et estime de Soi
Le domaine où l’estime de Soi paraît exercer des effets particulièrement puissants concerne le réactions des individus aux renforcements, ou aux informations pertinentes pour leur Soi. Par exemple, il a été montré que les sujets à faible estime de Soi acceptent relativement plus facilement un renforcement négatif et moins facilement un renforcement positif que les sujets à forte estime de Soi (e.g., Swann, Griffin, Predmore et Gaines, 1987). Il a même été démontré (e.g., Campbell, 1990) que les individus à forte estime de soi acceptent l’information positive (ou consistance), alors que les sujets à faible estime de Soi sont affectés par l’ensemble des types d’information.
Les domaines valorisés forment la base d’un système auto-protecteur dont la fonction est de maintenir l’estime de Soi face à la menace. Un résultat des plus significatifs montre que les individus à faible estime de Soi sont plus aptes à expliquer des événements négatifs en utilisant des causes internes, s’estimant ainsi responsables de leurs échecs (e.g., Peterson et Seligman, 1884). Il est probable que plus les ressources au sein du système auto-protecteur sont abondantes et accessibles, plus il est facile de faire face à une menace envers Soi, et plus les niveaux chroniques d’estime de Soi sont élevés (Josephs, Larrick, Steele et Nisbett, 1992). Les résultats obtenus par Josephs et ses collaborateurs sur des tâches de prise de risque montrent que les personnes possédant peu de ressources pour maintenir leur estime de Soi ont des difficultés à combattre le menace exercée par une décision erronée et, dès lors, leur estime de Soi en subit les dommages. En d’autres termes, les individus à faible estime de Soi se comportent de façon à se protéger de toute menace, ce qui engendre un très grand conformisme comportemental, et à terme une incapacité à se confronter aux situations de travail, et de cultiver une incompétence que compense ce conformisme. D’où un affaiblissement du Moi dont nous montrerons dans les développements à suivre le rôle qu’il joue dans un certain nombre de cas de décompensation psychopathologique.
Que retenir de l’estime de Soi, composante affective du Soi ? Ceci , en effet, qu’après une expérience sociale positive ou négative, la composante affective du Soi de travail d’une professionnelle peut provoquer des modifications au sein des conceptions de Soi positives mais peu au sein des conceptions de Soi négatives.
Forte estime de Soi et faible estime de Soi
Si, en général, les infirmières acceptent mieux les renforcements positifs que les renforcements négatifs, il existe cependant des différences interindividuelles. Ainsi les infirmières ayant une faible estime de Soi acceptent relativement mieux un renforcement négatif que les individus ayant une forte estime de Soi..
Pour conclure sur cette composante affective du Soi, il apparaît que sa stabilité / instabilité dépend, pour une part non négligeable, de la certitude que les individus possèdent sur ce qu’ils sont (e.g., Banaji et Prentice, 1994 ; Woike et Baumgardner, 1993). En d’autres termes, plus cette composition est puissante – estime de Soi forte -, plus elle est stable et insensible aux variations situationnelles ; moins cette composante affective est forte – estime de Soi faible -, plus elle est instable, donc sensible aux caractéristiques situationnelles. Nous verrons comment dans la manière de jouer le rôle, version de Soi au travail, il est psychologiquement possible de travailler à l’estime de Soi au travail.
C – La composante comportementale
Explorons maintenant la dernière composante de Soi, la composante comportementale, qui se manifeste par l’intermédiaire de l’activité d’autoprésentation.
Activités autoprésentationnelles
Yvonne se prépare soigneusement pour un important entretien avec le directeur des ressources humaines de son hôpital pour un poste de responsabilité mis au concours. Elle répète ce qu’elle dira sur son expérience professionnelle passée. Elle se coiffe correctement et réfléchit à la façon dont elle va se vêtir et se demande si un tailleur ne lui donnerait pas un style plus sérieux. Elle achète une nouvelle serviette pour porter ses papiers et fait en sorte d’arriver en avance pour son rendez-vous. Quand elle rencontre son interlocuteur, Yvonne se rappelle qu’elle doit donner une poignée de main virile et sourire plaisamment. Pendant l’entretien, elle essaie d’avoir l’air attentif et de répondre aux questions avec réflexion. En bref, elle fait des efforts importants pour se présenter comme une personne énergique, compétente qui sera efficace pour ce travail.
Les efforts que nous faisons pour contrôler l’impression que nous allons donner correspondent à une activité d’autoprésentation. Le but fondamental de la présentation de Soi est de structurer notre interaction afin d’obtenir le résultat escompté. Pour Yvonne, l’objectif est d’obtenir le poste proposé. La plupart du temps nous voulons que les individus nous perçoivent positivement, c’est-à-dire comme une personne intéressante, amicale, intelligente, plaisante. Ainsi, à l’hôpital l’éternelle retardataire à son service préférera se présenter comme mère très prise le matin par sa progéniture, le but étant de minimiser une mauvaise impression en trouvant, par exemple, une excuse plausible pour être arrivée en retard à son service.
Quand nous nous présentons, sommes-nous nous-mêmes ou jouons-nous un rôle ?
Le sociologue Erving Goffman (1959) penche pour la deuxième solution. Il compare l’autoprésentation au fait de jouer un rôle. Comme les acteurs, nous prêtons souvent une attention spéciale aux apparences, à la façon de nous habiller, à nos manières, et aux actes professionnels que nous sommes censés déployer. Une deuxième caractéristique de l’autoprésentation est la répétition. Avant un événement important, ou une situation professionnelle importante, nous allons penser à ce que nous dirons et ferons, mentalement nous essaierons diverses approches. Un autre aspect important de l’autoprésentation est de connaître son public. Ainsi, un des défis de l’interaction sociale est d’être capable de changer notre comportement d’une situation à l’autre, en fonction de nos buts autoprésentationnels et de la nature de l’audience (e.g., Donahue, Robins, Roberts et John, 1993).
L’autoprésentation : une activité professionnellement fondamentale
Comme je l’ai montré plus haut, les recherches sur les composantes cognitive – le concept de Soi – et affective – l’estime de Soi – du Soi permettent de défendre une conception du Soi comme étant plutôt stable ou plutôt instable, voire malléable. Il en va de même pour les recherches sur sa composante comportementale, l’autoprésentation. La stabilité ou la malléabilité de l’autoprésentation n’a donc de sens que par rapport aux types d’éléments auxquels on la relie. C’est pourquoi nous allons aborder cette problématique de la stabilité / malléabilité de la composante comportementale du Soi en abordant successivement ses relations avec l’auto-évaluation, les croyances sur le Soi et la performance.
Autoprésentation, auto-évaluation et croyances sur Soi
Sans nous étendre, nous dirons simplement que les présentations de Soi en contradiction extrême avec des croyances très fortes que l’on possède sur Soi ne produisent pas de changements de ces croyances. Seules les présentations de Soi qui ne sont qu’en légère contradiction avec les croyances fortes que l’on a sur Soi entraînent des changements de ces croyances dans le sens de la présentation de Soi. En revanche, de faibles croyances sur Soi sont davantage influencées par des comportements d’autoprésentation qui leur sont fortement contradictoires. Les croyances sur Soi les plus faibles sont en effet, selon Schlenker et Trudeau (1990), moins accessibles en mémoire, donc moins saillantes pour guider le comportement de la professionnelle dans une situation. Les sujets à faibles croyances sur ce qu’ils sont ont dès lors moins de difficultés à changer leurs auto-évaluations dans le but de s’aligner sur un comportement contradictoire.
Présentation de Soi de travail et performance
Chaque infirmière a un large répertoire de représentations de Soi. L’univers des représentations de Soi inclut les bons Soi, les mauvais Soi, les Soi passés, les Soi idéaux, les Soi espérés, et, très important, les Soi possibles à la fois espérés et craints. Ruvolo et Markus (1992) ajoutent que le concept de Soi accessible et fonctionnel à un moment particulier – le concept de Soi de travail – est une sous-classe intégrée de toutes les représentations de Soi accessibles. Ainsi la façon dont le concept de Soi de travail régule le comportement dépend de son contenu au moment de la préparation et de l’initiation de la performance. Un concept de Soi de travail constitué de nombreux Soi possibles positifs, et de peu de représentations de Soi négatives, peut améliorer la performance de diverses façons. En revanche, un Soi de travail contenant des Soi largement négatifs ou craints, ou des Soi possibles positifs peu accessibles, aurait une influence plutôt néfaste sur les performances des sujets.
Finalement, résumons ce qui a trait aux trois composantes du Soi, la cognitive (concept de Soi), l’affective (estime de Soi) et la comportementale (présentation de Soi) :
Le concept de Soi : Comment les infirmières décident de ce qu’elles sont. Les feed-back des autres infirmières, l’attention prêtée aux caractéristiques qui distinguent d’autrui, et les rôles sociaux semblent tous jouer un rôle dans le concept de Soi.
L’estime de Soi : Comment les infirmières s’évaluent sur la base de leurs autoconceptions. Les infirmières montrent généralement un biais d’autocomplaisance dans leurs évaluations, et préfèrent se comparer à autrui sur des dimensions où elles sont tout particulièrement douées.
La présentation de Soi : les efforts que bous faisons pour contrôler l’impression que nous allons donner. Il semble que le infirmières pratiquent une humilité publique tout en s’autovalorisant en privé.
Quand nous nous regardons dans un miroir, que voyons-nous ? Voyons-nous une personne avec un concept de Soi stable et durable ou avec une identité qui semble changer d’une fois sur l’autre ? Voyons-nous une personne qui évalue ses forces et ses faiblesses avec un œil objectif, ou qui s’isole efficacement des réalités déplaisantes par des mécanismes d’autodéfense ? Et voyons-nous une personne qui a un Soi interne, caché, qui est différent de l’image donné aux autres ?
A partir des éléments que j’ai présentés, la réponse à ces questions semble toujours être la même : le Soi a toutes ces caractéristiques. William James (1890) disait déjà que le Soi n’est pas simple mais complexe et qu’il présente de multiples facettes. En nous basant sur les recherches et théories actuelles, nous pouvons maintenant apprécier la justesse du point de vue de James. Certes, il existe une partie du concept de Soi, composante cognitive du Soi, qui nous semble accessible seulement par l’intermédiaire de l’introspection, et elle est stable et durable. Mais il existe aussi une partie du concept de Soi qui change en fonction des personnes qui nous entourent et de l’information provenant d’autrui. Si on considère l’estime de Soi, composante affective du Soi, il y a des moments où nous nous centrons assez sur nous-mêmes, pour devenir pleinement conscients de nos défauts ; il existe aussi des moments où nous nous observons avec des cognitions biaisées, des stratégies de comparaisons sociales descendantes. Enfin, il reste la façon de s’autoprésenter, qui réfère à la composante comportementale du Soi. Il est évident que nous avons tous un Soi privé constitué par nos pensées et par nos sentiments les plus propres, nos souvenirs, et schémas de Soi. Mais il est également clair que nous avons aussi un Soi extérieur, façonné par les rôles que nous jouons et les « masques » que nous portons en public.
D - Le Soi de travail (Soi professionnel) et rôle au travail
La pratique des soins, comme toute pratique professionnelle, est avant tout une mise en scène du rôle de soignant ou soignante. Nous parlons de rôle toutes les fois qu’il est question de faire exister une scénographie qu’informe un ensemble de connaissances à la fois déclaratives, procédurales et pragmatiques. Aussi une forme de visibilité est-elle exigée pour quiconque est appelé à jouer un rôle. Ainsi travailler dans une institution, c’est vivre dans l’opinion des autres. En effet, la sensibilité sociale et professionnelle peut être définie comme la faculté d’attacher nos affections à des êtres qui nous sont étrangers, car aucune pratique ne peut avoir lieu sans être vue. Aspirer à sa propre reconnaissance publique consiste à sortir de l’invisibilité. Outre l’efficacité d’un acte professionnel nécessaire, indispensable et souhaitée, le besoin « d’être regardé(e) » n’est pas une motivation humaine parmi d’autres : c’est la vérité des autres besoins. Une pratique professionnelle est aussi , à n’en point douter, un moyen de nous assurer la considération d’autrui. C’est l’attention aux sentiments des collègues et des autres qui nous fait rechercher la richesse dans l’exercice professionnelle et fuir l’indigence. D’où il ressort ce point important dans la profession : attirer l’attention sur Soi, c’est vouloir se sentir compétant dans l’exercice professionnel. En d’autres termes, la professionnelle infirmière a besoin de l’opinion des autres (ses semblables et les patients) pour se forger une identité. Bref, pour se donner un rôle. La source de tout jugement est donc dans la référence à autrui. Or l’éthique professionnelle relève de cette référence à autrui : savoir nous regarder à travers les autres ( en faisant la part des jugements superficiels et volatiles, d’où la nécessité d’une construction mentale d’un spectateur impartial et bien informé, une épure idéale de toutes les versions possibles de Soi au travail, c’est-à-dire de tous les autres collègues et les patients, les surdestinataires ). Or, ce spectateur idéal est très libre des défauts propres à chacun ; il permet d’échapper à la vanité sans cesser de chercher la considération des autres. Ce spectateur impartial, c’est la conscience (définie comme le regard des autres professionnelles – autrui généralisé – à l’intérieur de nous). Le Soi ou le rôle est donc affaire de conscience (l’amour de ce qui est professionnellement honorable, l’amour de la grandeur, de la dignité et de la supériorité de notre caractère).
Les motifs les plus puissants au travail ne sont ni le plaisir, l’intérêt, l’avidité, ni la générosité, l’amour de l’humanité ou le sacrifice de Soi, mais le désir de gloire et de considération, la honte (définie comme le fossé qui sépare la manière dont je devrais apparaître socialement et mon apparence réelle) et la culpabilité ( le fossé qui sépare ce que je fais et ce que je devrai s faire), la crainte du manque d’estime, le besoin de reconnaissance, l’appel au regard d’autrui. De ce point de vue, le rôle apparaît avant tout, psychologiquement, un instrument de reconnaissance de sa valeur qui ne peut venir à la professionnelle que du regard d’autrui. Le rôle est le biais par lequel passent l’attention et la considération. Soulignons cependant que se faire reconnaître, c’est s’imposer. Ainsi l’idée de reconnaissance se retrouve indéfectiblement attachée à celle de la lutte pour le pouvoir (le pouvoir de fait ou compétence), car cette reconnaissance est celle d’une valeur synonyme d’approbation, d’éloge, d’admiration. La reconnaissance par le regard d’autrui n’est ni morale (générosité) ni immorale (vanité), elle est nécessaire.
Figure 2 : Définition du Rôle et Reconnaissance
Figure 3 : Rôle et Reconnaissance revisités
E - Economie narcissique de la collusion Moi / Rôle, constitution du sujet professionnel
La langue française utilise avec un esprit confondant d’exactitude les deux expressions « s’adonner à une rôle », et « se prêter à un rôle ». Qu’est-ce à dire ? Notamment que chacune de ces expressions conduit à une manière particulière d’exercer le rôle professionnel, et tire à des conséquences sur la complexion psychologique des professionnelles de la santé que sont les infirmières. Cela est vrai, à l’évidence, pour toute autre profession. « S’adonner à un rôle » signifie que rôle et personnalité ne font plus qu’un, à telle enseigne que critiquer le rôle joué dans l’exercice de la profession est toujours ressenti comme une attaque ou critique contre la personne dans sa totalité. Aussi, pour éviter d’être critiqué, certaines professionnelles ont-elles tendance à se retirer de toute situation où elles risquent d’être critiquées, après qu’elles ont développé une forte allergie à toute remarque concernant leur manière de travailler, les actes professionnels qu’elles déploient. Ce retrait quasi autistique a comme conséquence l’incapacité à fonder en raison les tenants et aboutissants des actes professionnels, usinant ainsi une forme particulière d’incompétence par défaut de confrontation et d’écoute des remarques des collègues possesseurs de solutions pour améliorer tel ou tel acte professionnel insuffisamment étayé. Au total, ce comportement engendre une plus grande vulnérabilité, une sorte d’égocentrisme et d’hétéronomie de la personnalité, bref un « Moi » considérablement affaibli dont la décomposition à long terme se traduit la plupart du temps par une dépression nerveuse, ou par des somatisations diverses. Or force est de constater que la profession infirmière compte parmi celles où le taux de décompensations dépressives est le plus élevé.
Figure 4
A l’inverse, dans l’expression « se prêter à un rôle », il s’agit de faire une distinction pratique entre le rôle professionnel et la personnalité. En effet, tout rôle professionnel étant foncièrement incomplet comme nous l’avons montré précédemment ( page 6 ) toute critique est bienvenue pour améliorer l’acte professionnel et la performance, car l’infirmière arrive à faire une distinction entre le rôle qu’elle joue et ce qu’elle est en tant que personne. Le moteur de la compétence est à ce prix en même temps que la personnalité devient plus forte, gagnant ainsi en confiance. Capable de fonder en raison ses actes professionnels, l’infirmière devient plus compétente, capable de travailler en équipe, promouvant de la sorte la solidarité organique de l’équipe autour des projets et des objectifs professionnels communs. C’est, professionnellement, la voie de l’autonomie, de la capacité à collaborer en équipe, à discuter et à argumenter. Une telle professionnelle est assurément plus épanouie, sur le plan professionnel autant que personnel.
Figure 5
En résumé, la santé mentale de l’infirmière ou de la professionnelle de santé dépend de la manière dont le rôle au lieu de travail est joué : « s’adonne-t-elle à son rôle, ou se prête-t-elle à celui-ci ? ». La différence est d’importance.
F - Dérives perverses du souci de reconnaissance du Soi professionnel
Le rôle a ses dérives : l’idolâtrie, l’illusion de reconnaissance, l’autisme, la fusion avec tout le monde au lieu de travail, l’orgueil, la vanité, le dévouement, la victimisation de Soi.
L’idolâtrie
« je me console de ma vie médiocre ou de mon incompétence en enregistrant dans le détail toutes les distinctions que reçoivent mes chefs hiérarchiques, je partage leurs satisfactions que j’imagine infinies ». C’est une opération qui ressemble aux tours de passe-passe des illusionnistes qui se soulèvent eux-mêmes par les cheveux (« la reconnaissance que je porte à mon chef rejaillit sur moi »). En d’autres termes, c’est mon idole qui travaille, c’est moi qui tire les bénéfices. Le rôle est ici une dénégation de Soi de travail. Le rôle s’annule.
L’illusion de reconnaissance
« Je m’imagine que les autres me reconnaissant », alors qu’il n’en est rien.
L’autisme
Les renoncements à toute recherche de reconnaissance sont radicaux. L’autisme, définie comme refus de tous contacts et échanges, comme emmurements en Soi-même, permet d’écarter tout risque de manquer de reconnaissance ou de ne pas recevoir la confirmation de sa valeur ou de sa non.-valeur. Par exemple, l’alcoolisme qu’on encontre chez certains professionnels peut correspondre à un refus d’avoir à rechercher la reconnaissance des autres. Se cacher derrière la carapace de l’indifférence permet évidemment d’éviter les déceptions à venir. Ces attitudes sont parfois interprétées par d’autres comme de l’orgueil ou de mépris, et elles provoquent ainsi, à la suite du rejet initial probablement imaginaire, un rejet réel. C’est le cas typique de la définition persuasive (où la représentation produit la chose représentée).
La fusion avec tout le monde
Cette attitude radicale à l’égard de la reconnaissance nous confirme dans notre existence et procure ce sentiment océanique où l’on n’est plus qu’ouverture. Or, l’acceptation de l’univers entier oblitère la spécificité des collègues au sein d’une équipe (spécificité des autres rôles). En effet, la fusion avec d’autres rôles ne caractérise pas la condition humaine et professionnelle, que définit au contraire la séparation, le sentiment d’incomplétude qui en résulte. Le rêve de symbiose transforme subrepticement autrui en non-sujet, et le menace d’absorption, le meilleur moyen de promouvoir une incompétence collective si ls autres entrent dans cette disposition.
L’orgueil
« Le renoncement à toute confirmation de ma valeur par le jugement extérieur et son remplacement par une auto-sanction, une confirmation dont je détiens seul le privilège » (c’est-à-dire ne jamais s’abaisser à partager les appréciations de Soi avec les autres – « j’ai seul le droit de me juger »). L’être orgueil, c’est l’être auto-suffisant qui s rêve en dieu. Cette dérive du rôle ou de l’ensemble des actes ne peut aboutir qu’à un appauvrissement de Soi et à l’hétéronomie.
La vanité
« Je me loue moi-même, mais je veux toujours plaire à autrui à partir de l’idée que je me fais moi-même ».
Le dévouement
C’est quelqu’un qui ne demande rien, qui se propose de donner sans contre-partie. En effet, il pratique une psychologie simpliste : il fait comme si l’autre (le patient) avait besoin de vivre seulement mais non d’exister, de recevoir et non de donner, empêchant ainsi de se sentir nécessaire. Nous savons aujourd’hui que, psychologiquement, s’occuper des besoins des autres, c’est oublier les siens propres.
La victimisation
C’est une autre forme de renoncement à la reconnaissance. Elle consiste en le sentiment d’être la victime de l’inattention des autres (« je m’apitoie sur moi-même et cette auto-gratification me console de tous les revers subis »). Il faut ajouter qu’en réalité, on n’aspire pas à subir le sort de la victime. La victimisation de Soi implique la culpabilisation d’autrui.
Nous venons de voir la manière dont le Soi ou le rôle est influencé par la manière dont il se présente à autrui ( comportement et présentation de Soi), et dont il se conçoit (cognition) et la manière dont il peut influencer l’estime de Soi (l’affect). Nous allons voir maintenant les composante de Soi dans des situations de collaboration dans une équipe.
G - Psychologie des petits groupes (ou équipes de travail), rôle professionnel, frustration (fonction iota et fonction alpha)
Pensée, penser et appareil du penser selon Bion
Nous devons partir du constat que le travail conduit toujours à des frustrations. La frustration est socialement très peu admise, car on la leste toujours de connotation négative. Or la frustration rend intelligent. Même s’il nous arrive d’être satisfaits de notre travail, il est rare qu’il se déroule comme nous l’avons projeté, d’où des occasions de frustration. Quelles sont les solutions que nous donnons à nos frustrations ?
- La fuite ou l’évitement
- La fonction iota ou la fonction idéologique (vésicule idéologique)
- La fonction alpha ou capacité de penser, de rappeler, d’intégrer grâce à une transformation des données de l’expérience.
La première solution est l’évitement ou la fuite. La frustration donne l’occasion de fuite, car on croit qu’en l’évitant, la solution est trouvée pour s’en préserver. Mais nous savons pertinemment que la fuite ne règle rien, et que nous risquons de revivre ces mêmes moments que nous avons tenté de fuir. Cette solution est donc inefficace et non-professionnelle.
La fonction iota ou fonction idéologique, résultat de la projection contrôlée et cohésive d’éléments béta en un pseudo-contenant constitué par le déni de la pensée. L’idéologie semble assurer cette fonction. L’idéologie, telle que nous la définissons, se décline selon les cinq caractéristiques suivantes :
- une pensée collective
- une pensée partisane
- une pensée pseudo-rationnelle
- une pensée dissimulatrice
- une pensée au service du pouvoir
L’idéologie est, selon ce modèle, une pensée impersonnelle, un prêt-à-penser, (comme on dit prêt-à-porter) : la pensée du « on », comme déni du « penser » (activité de penser), de l’argumentation, règne du cliché, du stéréotype et du préjugé. L’idéologie est construite comme un appareil à penser contre la pensée, elle est essentiellement une pensée contre le penser. Pour Bion, « la pensée, (professionnelle ou toute autre pensée véritable) dépend de l’issue heureuse de deux principaux développements mentaux. Le premier est le développement des pensées et suppose un appareil pour le manipuler. Le second est le développement de cet appareil, soit l’acte de penser (thinking). On admettra, nous dit-il, que l’idéologie, en tant que système de pensées suppose un appareil à penser d’un certain type. Les développements psychopathologiques associés peuvent être rattachés soit à une rupture dans le développement des pensées, soit à une rupture dans le développement du mécanisme du penser, soit dans les deux » (René Kaës, L’idéologie, études psychanalytiques, Ed. Dunod, Paris, 1980). Cette incapacité de penser produite par la projection contrôlée et cohésive d’éléments bêta rend incompétente, vulnérable, infantile, hétéronome la professionnelle qui fonctionne selon cette modalité. Et en affaiblissant son « moi », bloquant l’accès à la symbolisation, elle la prédispose à des dérives psychopathologiques de son fonctionnement dans l’équipe. Telle est la fonction iota décrite par Bion.
La troisième solution consiste en la capacité de tolérance à la frustration, ou capacité de penser, de symboliser. En effet, l’échec de la transformation des données de l’expérience en éléments alpha produit les éléments bêta. Comment se fait la transformation des données de l’expérience ? La frustration provient de la difficulté inhérente à l’appréhension complexe du réel, appelons-la « une difficulté » qu’il s’agira de convertir en problème (du grec pro-ballô, poser devant). Le problème devient le résultat d’une construction, ou plus exactement l’objection théorique d’une question sujette à controverse qui exige du professionnel une réponse ou une solution. Les difficultés ne sont pas des problèmes, ces derniers doivent être posés selon le schéma suivant :
Ainsi pour être capable de tolérer la frustration, la meilleure solution consiste à problématiser, c’est-à-dire à constituer les problèmes à partir des difficultés rencontrées dans l’exercice de la profession. Ce processus de transformation des données de l’expérience vécues comme difficultés est « le penser ». Pour faire face à la frustration au travail, le penser est le plus sûr viatique des professionnelles pour qui la compétence est l’outil de leur propre développement à tous égards.
En résumé, le travail d’équipe peut être l’instance où les professionnelles s’infantilisent, se vulnérabilisent, et deviennent incompétentes et hétéronomes (l’évitement, la fuite, la fonction bêta) ; ou à l’inverse l’instance qui organise et promeut leur compétence, leur développement personnel, leur capacité d’autonomie, d’argumentation, de collaboration, leur épanouissement professionnel (la fonction alpha).
H - Conclusion
- Pour conclure, quelques repères pour la compréhension du concept de Soi :
- Le concept de Soi comme étant :
- une attribution : pour Bem (1972), les individus apprennent sur eux-mêmes de la même façon qu’ils le font pour des personnes extérieures – en regardant leur propre comportement.
- un composant de la personnalité : le Soi est une entité dispositionnelle ;
- un ensemble de schémas cognitifs : généralisations sur Soi contenant des informations spécifiques sur les expériences passées et les caractéristiques de la personne.
- Perspectives cognitive : dans cette perspective, certaines représentations de Soi sont organisées dans des structures contenant à la fois une base de connaissances bien élaborée et des règles de production pour savoir comment se comporter dans certain types de conditions. D’autres conceptions sont plus provisoires, construites sur le lieu d’une interaction sociale particulière.
- Entité affective ou primitive : entité d’évaluation de soi (estime de Soi).
- Le Soi est une construction situationnelle : L’idée que le Soi est une construction sociale suggère que le concept de Soi ne serait pas immuable.
- Investissements épistémiques (i,e., rationnels et informationnels) et émotifs (i,e., motivationnels et émotionnels) : les investissements des individus quant à leurs vues de Soi correspondent à trois composantes essentielles : les croyances des individus sur eux-mêmes, la certitude qu’ils ont de ces croyances, et l’importance qu’ils accordent à ces croyances. La certitude des vues de Soi des individus est associée à la somme et à la consistance des informations qu’ils croient avoir sur eux-mêmes sur une dimension donnée. Elle reflète les investissements épistémiques. L’importance accordée aux croyances est reliée aux buts et ambitions personnelles et à la somme de satisfaction que les individus reçoivent en s’engageant dans des activités en rapport avec une vue de Soi particulière. Elle correspond aux investissements émotifs.
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LEXIQUE
Approche cognitive
Les processus mentaux sont considérés comme une succession d’étapes, chacune d’entre elles étant consacrée à l’exécution d’une fonction particulière, d’une partie du traitement de l’information. Les représentations de Soi sont cognitives et/ou affectives, de formes verbales, neuronales ou sensori-motrices, ou sous forme d’images. Certaines sont organisées dans des structures contenant à la fois une base de connaissances bien élaborées et des règles de production pour savoir comment se comporter dans certains types de conditions. D’autres conceptions sont plus provisoires, construites sur le lieu d’une interaction sociale particulière.
Biais d’autocomplaisance
Est la tendance des individus à s’estimer davantage responsables de leurs succès que de leur échec.
Cognition sociale
Est un champ de la psychologie qui traite de l’appréhension cognitive des objets et des événements sociaux. On examine notamment comment nous prêtons attention, nous interprétons, et nous nous souvenons des événements comme une rencontre avec quelqu’un de race différente, une remarque d’un ami sur notre tenue vestimentaire, ou le témoignage du président de la République sur son passé…
Concept de Soi de travail
Est une structure temporaire constituée d’éléments issus de la collection des conceptions de Soi, organisée en une configuration déterminée par les événements sociaux du moment. Le concept de Soi de travail étant une sous-classe de représentations accessibles à un moment donné.
Concept de Soi
Est défini comme une collection de représentations de Soi.
Estime de Soi
Correspond aux auto-évaluations positives et négatives.
Mémoire autobiographique
Ou mémoire personnelle, elle correspond aux souvenirs que nous possédons sur nos propres expériences, c’est-à-dire les souvenirs de la séquence d’événements qui ont touché notre vie.
Soi possibles
Sont des représentations spécifiques (imaginaires, sémantiques) de Soi dans des états futurs, c’est-à-dire ce sont les éléments du Soi représentant ce que les individus pourraient, voudraient, ou ont peur de devenir.
Soi
Le Soi est l’ensemble des éléments qui nous définissent.